Elle a le regard qui tue, qui vous foudroie, vous catapulte dans des profondeurs marines abyssales, un tourbillon de vagues cristallines, un océan d’écumes voluptueuses. L’azur de ses prunelles pailletées d’or vous embarque vers des terres inconnues et des promesses de bonheurs infinis. Ses cils ourlés de mascara vibrent comme les ailes d’un papillon. Son nez est long et droit, une gracieuse tourelle qui se dresse dans la platitude d’un paysage étonné. Sans me quitter des yeux, elle porte sa tasse de café à ses lèvres soulignées de carmin. Elle est si jeune, impossible de lui donner un âge, je dirais entre vingt et trente ans au plus. Sur le net, on ne voyait que ses yeux immenses qui crevaient la toile et me transpersaient l’âme. Elle restait évasive sur son passé, sur sa vie mais parlait très librement de ses rêves de femme. J’ai l’habitude de surfer sur les sites de rencontre en ligne et je suis plutôt méfiant mais hypnotisé par son regard, désarmé par sa beauté fragile, son charme indéfinissable, j’ai délibérément baissé la garde.
C’est elle qui a choisi le lieu de notre première rencontre à Tourtour le «village dans le ciel». Elle m’attendait rêveuse attablée sur la terrasse fleurie mais j’ai pu entrevoir ses jambes fines, bronzées comme du caramel, lisses comme du beurre. L’endroit est magique, paisible, l’air est bercé par le clapotis d’une fontaine invisible, un pin parasol ombrage notre table et un vieux figuier tente vainement de retenir ses fruits gorgés de sucre. Devant nous, le vert tendre des vignobles et le bronze tourmenté des champs d’oliviers se fondent dans un camaieu d’ocres et de bleu lavande qui subliment les collines provençales dans le lointain.
Assise en face de moi, elle respire le calme et la sérénité. Elle est menue, fluette comme une enfant. Elle porte un foulard de mousseline légère et une robe myosotis au décolleté discret mais je devine des monts et merveilles. Sous le souffle du mistral la charmille frissonne et une feuille se pose sur ses cheveux aériens, si fins que le moindre courant d’air la coiffe. Elle rit comme un soleil, comme une corolle qui s’ouvre, du turquoise de ses yeux à ses dents plus blanches qu’un bouquet de roses.
Mon coeur bat la chamade et je reste silencieux, moi, l’homme d’affaire volubile aux phrases toutes faites, à la séduction facile, j’hésite, j’altermoie, j’ai peur de me prendre les pieds dans une banalité comme une mariée dans son voile. Sous mon chapeau de paille blond, derrière ma barbe neigeuse, j’ai un look de vieux rocker à la dérive avec ma chemise ouverte sur une lourde chaine en or et ma peau qui a trop vu le soleil. Depuis mon lointain divorce, je refuse de m’attacher et je me persuade que je tiens plus que tout à ma liberté, je croise et j’entrecroise la gent féminine au gré de rencontres sans lendemain, de désirs à assouvir et de fausses promesses.
Mais cette fois j’ai tout mon temps, l’autre moitié de ma vie, celle où l’on sait, où l’on se pose, où l’on profite de chaque instant. Je crois que je suis amoureux, elle est parfaite, elle est faite pour moi. Elle sourit à nouveau et brise le silence d’une voix un peu rauque presque voilée. Elle est heureuse de me rencontrer, elle me croyait plus jeune, plus grand, plus musclé mais elle s’en fiche. Je respire. Elle me demande simplement :
« Pourquoi moi ? »
Je dois répondre, je ne peux pas, comment lui dire que c’est une évidence, que je la cherchais depuis toujours. Elle va certainement partir en courant. Alors, je lui dis qu’elle doit me prendre pour un vieux fou. Elle éclate de rire, la tête en arrière, j’aperçois jusqu’au fond de sa gorge. Elle m’assure que la différence d’âge ne la gêne pas, elle aime les particularités, les dissemblances.
« Et vous ? »
Je ne sais que penser de cette question sybilline, elle me prend peut-être pour un vieux pervers? Le serveur me sauve, il vient réclamer l’addition. L’été, dans ce ravissant village très touristique les tables sont chères et le service du déjeuner va bientôt commencer. Je l’inviterais bien volontiers mais elle préfère bouger, alors je la suis sans sourcilller. Sa robe vaporeuse tangue au rythme de sa démarche chaloupée, son parfum ambré me fait vaciller. Elle est perchée sur d’impressionantes espadrilles à talons compensés. Je calcule, pieds nus elle doit m’arriver à peine à la poitrine mais j’ai toujours aimé les bouts de femmes. Nous marchons en silence sous les cyprès, le long des rues bordées de lauriers roses et blancs et de bougainvilliers, des effluves de jasmin flottent dans l’air. Elle trébuche sur un pavé je la rattrappe, elle est légère comme une plume.
Soudain elle me prend la main et je suis parcouru d’un frisson indescriptible, quelque chose de délicieux et étrange à la fois. Elle me désigne une tour de garde au sommet du village, une vieille maison en pierre pleine de charme posée sur le vide.
« Tu vois le balcon là haut, c’est chez moi, la vue est époustouflante, viens »
Son appartement est à son image, coquet, harmonieux, lumineux. Dans l’étroit salon qui débouche sur une cuisine minimaliste, un imposant canapé pervenche disparait sous un monceau de coussins multicolores. J’aperçois sa chambre en mezzanine, le lit, les draps blancs. Depuis le balcon la vue est superbe en effet, en contre bas on aperçoit la terrasse maintenant bondée de notre restaurant mais le brouhaha des convives nous chasse.
Elle nous sert un pastis mais elle semble un peu nerveuse soudain et elle s’éclipse un instant. J’en profite pour faire le tour de son nid, la décoration est sobre mais ici et là de jolis vases croulent sous les fleurs séchées. Sur le mur, dans un cadre argenté, une photo de famille en noir et blanc prend tout l’espace. Sur une plage ensoleillée, de jeunes parents sourient à l’objectif en serrant contre eux une petite fille blonde qui tient son frère à peine plus jeune par la main. Sur une console, sous une belle lampe en spirale, on retrouve une photo des deux enfants quelques années plus tard avec leurs grands yeux limpides.
Elle revient et se faufile derrière moi, elle m’enlace.
« C’est ma famille, mais je les vois rarement »
« Ton frère te ressemble tellement, il a tes yeux magnifiques ».
Je me retourne et je l’embrasse, ses lèvres sont douces, arôme de café anisé. Le canapé nous appelle. Son poid plume lové sur mes genoux, je frôle ses seins minuscules, mes doigts sur sa cuisse remontent lentement, inexorablement. Elle pose sa main sur la mienne, me chuchote à l’oreille :
« Je n’ai pas de frère »
Elle recule pour lire sur mon visage l’incompréhension, la nouvelle aberrante ne monte pas jusqu’à mon cerveau embrumé par l’alcool et l’excitation. Alors elle ajoute :
« La petite fille c’est ma soeur ainée et le petit garçon...c’est moi dans mon ancienne vie »
Electrochoc. Elle est toujours sur mes genoux, immobile, le regard planté dans le mien, elle attend, elle est prête, la force de l’habitude, depuis toujours elle vit avec cette erreur de casting. Je sais, je connais la souffrance, le rejet, j’ai des amis dans le milieu trans, je les comprends, je les soutiens mais là le choc est trop brutal, je n’arrive pas à contrôler mes émotions. Sur mon visage défait elle lit l’amertume et la désillusion. Elle a compris, l’aigue marine dans ses yeux vire doucement à l’obsidienne. Dans un sursaut irrépressible que je regretterai longtemps, je la repousse, je me lève, je ne peux pas, j’ai besoin d’être seul, de réfléchir, je bafouille :
« Je suis désolé ».
Je m’enfuis, la porte claque et je ne me retourne pas pour ramasser les miettes de mon rêve brisé. Derrière mon volant, je m’effondre, je voudrais crier, pleurer ou rire, pourquoi pas. Je suis déçu, furieux, pas contre elle, contre moi-même, contre ma naïveté et ma lâcheté. Et puis je l’imagine, si belle, si fragile, blessée, abandonnée encore une fois. Alors, dans les lacets sinueux du village perché, je roule trop vite et je me raconte des histoires, demain peut-être je reviendrai me noyer dans ses yeux, lui expliquer, la consoler.
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