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Ssssssssss….

Qu’y-a-t-il de plus banal que la plage de Mavrovouni surchauffée par l’heure de midi au bord de la Méditerranée ? En 1983, dans le Péloponnèse, les longues journées de farniente rendent les vacances indésirables d’ennui et de répétition. A côté des eaux d’une petite rivière se jetant dans la mer, je suis allongée directement sur le fin sable blanc, à l’instar de tous les touristes du coin. A quelques jours du retour à Paris, il me reste un mince espoir de transformer mes taches de rousseur en une peau lisse et dorée comme un petit pain au lait tout juste sorti du four. J’ai depuis complètement oublié la teneur de ce livre « le colosse de Maroussi », alors posé sur mes sandales et mes lunettes de soleil.

Après avoir croqué une pomme, yeux fermés, je cherche à faire passer le temps dans un cycle de sommeil. Bientôt, la solitude autour de moi s’installe, je résiste. Mes vingt ans pèsent comme un cercle de fer sur mon crâne aux cheveux trop courts. Je finis par couler dans l’oubli du monde.

Aaaaaahhhhh ! Quelque chose, là, le long de ma jambe, vous la voyez ? Sombre, mouvante, et puis à peine visible, elle s’est esquivée… La douleur innommable explose ma poitrine, mon cœur s’est arrêté. Incapable de bouger, j’ai mal, la souffrance aveuglante encaisse le plomb du soleil.

De la chose il ne reste aucune trace au sol. Un long moment s’écoule avant que je ne retrouve ma liberté de mouvement. Lentement, je me redresse, regarde ma jambe, intacte. Mes affaires ramassées, je fais un premier pas, puis un deuxième, et sans me retourner je marche. Non, je cours. Je retourne chez ma logeuse, lui explique avec difficulté que je dois partir, oui, maintenant, tout de suite. Dans l’avion, ma respiration se calme enfin.

Plus jamais, je ne veux ressentir ça, plus jamais, je ne veux plus jamais voir ce que je crois avoir vu. Et pourtant… 

A l’automne 1993, la fondation Barnes prête quelques œuvres au musée d’Orsay. Devant les pommes de Cézanne, je reste longuement subjuguée par le blanc de la nappe. Bien plus tard, j’apprendrai qu’en fait dans ce linge, il y a du violet, du vert, du bleu, du gris et de l’orange. Quant à la pomme de ma poche, elle donne à mes lèvres un goût sucré acidulé qui me donne toute satisfaction. Du coin de l’œil, j’aperçois dans l’angle de la pièce une draperie grise destinée à masquer un système de sécurité avec des câbles si épais que la chose semble s’y fondre. Après une brève reptation verticale, elle s’évanouit dans l’ombre.

Dans un violent mouvement de recul, je manque d’écraser les bottines de deux dames en cheveux blanc mauve, dont l’une s’apprêtait à achever le commentaire attendu de « C’est magnifique ». « C’est horrible » sort de ma bouche au grand dam des deux visiteuses.  Elles s’éloignent et en se retournant, me gratifient d’un regard méprisant, mais à bonne distance. La tenture ne bouge plus, les câbles sont redevenus inoffensifs. Le souvenir de la plage grecque me revient, me paralyse quelques instants. Je reprends le cours de ma vie, le reste de l’exposition m’attend.

Dix ans plus tard, et pour faire une pause avec l’hiver, je pousse la porte du café Wepler. Un petit crème vite avalé et un terrible croquis raté d’une belle Elstar plus tard, je me dirige vers les toilettes. Des caisses de Lalande de Pomerol et des cageots de pommes sont entreposées dans le couloir frais qui me conduit au lieu d’aisance.  Que me veut-elle, la chose réapparue, fugace, à la surface des fruits ? Une bouffée de réminiscence de la Méditerranée me permet de reprendre mon souffle. Que la chose semble obscure et ténébreuse ! Presque noire. Elle s’est déjà dissimulée, mais plus lentement que dans mon souvenir. Je passe à distance prudente et poursuit ma vie de quadragénaire bien fatiguée.

Elle me surprend à nouveau au printemps 2013 alors que je cherchais au ralenti à jeter mon trognon de pomme par la vitre de la portière de ma petite Peugeot 205. La chose, plus fine, plus élancée, traverse rapidement la voie forestière. Je m’arrête pour la regarder s’enfoncer dans les fougères. L’odeur du jasmin m’échappe maintenant, je ne suis jamais retournée là-bas. L’herbe coupée et le pétrichor constituent les nouveaux parfums de mon existence de quinquagénaire normande.

A l’été 2023, je marche dans la campagne. Alors que je me dirige vers un pont lancé au-dessus de l’Orne et des vergers aux pommes chargées de promesses, la chose est là, au milieu, immobile. Je m’approche, regarde sa tête. On dirait que quelqu’un l’a écrasée, une voiture sans doute. Je la dépasse, elle ne me fait plus peur. Quand je me retourne, je ne sais plus pour quelle raison, elle a disparu ! Mais comment a-t-elle pu ?

Je suis de moins en moins certaine de l’avoir vue. Le temps qui passe la trouble. Son aspect, sa forme, sa couleur noire me hantent. J’essaie de la transcrire dans mon carnet à dessins, mais je n’arrive pas à la représenter tout à la fois éphémère, imperceptible, timide et effrayante. Et dans dix ans ou vingt ou trente, sera-t-elle encore là, à me poursuivre ou à m’éviter, à essayer de me dire quelque chose ; est-elle mon K ?

 

Tag(s) : #Textes des participants, #La surprise
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