Ecrire avec Laurent Mauvignier
Céline par Dep
(Jeune fille par Berthe Morisot)
C’est à à quinze heures, exactement à la même heure, que tous deux se mirent en marche, lui, pour suivre son destin et assouvir ses pulsions obsessionnelles, elle, pour rejoindre son groupe d’expression corporelle.
À treize ans, ni tout à fait une enfant, ni encore une adolescente définie, pleine de projets humanitaires de guérison de l’univers pour « quand elle aura l’âge « et surtout pleine de certitude quant à son utilité pour la société, celle de ceux qui n’ont pas le temps de prendre le temps pour écouter et décrypter les silences éloquents de ses camarades tout d’abord, de ses parents et connaissances ensuite.
Céline est petite, blonde plate et presque enfantine, aucun regard chargé de désir ne l’a jamais caressée. Elle navigue dans son corps fluet très à l’aise, loin encore des assauts hormonaux.
Eric lui, ne peut rien expliquer de cette évidence récurrente pratiquement amie, ce besoin de partir chasser en ville, chercher, trouver, consommer et détruire avant de s’octroyer une redemption qui le re- intègre dans son personnage de gentil garçon de trente ans, toujours célibataire, vivant seul, serviable et anodin.
Des victimes, il y en eut une bonne dizaine, les journaux en regorgent et les habitants se méfient régulièrement, une vague de panique déferle sur la petite ville de M et s’apaise dès que la digestion du cadavre est consommée.
La société digère ainsi ses blessures, boit le sang répandu et retrouve l’oubli.
Leurs regards se croisèrent au feu rouge devant la Mairie. Elle sut tout de suite lire dans ces yeux au dessus du volant de la camionnette, le besoin d’aide, l’appel au secours, l’aide justement, qu’elle rêve d’apporter à ceux qui en ont besoin, au travers des diverses associations dont elle a déjà recopié les noms et autres détails importants en vue de son départ, un jour, pour aider les autres.
Elle s’approche de la camionnette et ouvre la portière.
Il n’a rien eut à faire, il en reste même estomaqué.
Elle s’assied auprès de lui et demande simplement quel est son nom, moi c’est Céline.
La disparition de la fillette fit la une des journaux locaux, fut diffusée au journal télévisé national et le temps passa.
On cessa de parler du prédateur de M, on cessa tout simplement d’y songer.
Ce n’est que deux mois plus tard, lors de la ré-apparition de Céline que l’émoi fut à son comble.
Elle avait survécu.
En fait ce n’était qu’une fugue, «je te l’avais bien dit… À cet âge là c’est vicieux les ados…et toutes les conversations et ragots s’alimentaient les uns les autres.
Seule Céline savait.
Seule Céline pouvait … Mais elle se tut.
Elle garda au fond de son être ces semaines de vie commune d’Hotel en Hotel, de chambre en chambre, en compagnie d’un homme au désir aigu de violence et cruauté et à la réalité tout autre, faite de soumission et de terreur.
Pour la seule fois de son existence, Eric n’eut rien à expliquer, rien à utiliser comme menace, l’enfant lui ayant dit « tu souffres , je suis là pour toi, parle moi « et il parla.
Parfois, pour ne pas perdre la main, il la menaçait, il l’attachait, il lui décrivait les sévices qu’il avait déjà prodigué à ses victimes dans le passé.
Parfois seulement.
Céline se soumettait et rentrait dans la peau de son personnage de victime kidnappée, mais si quelques frissons la parcourraient, elle ne pouvait s’empêcher de se sentir omni-puissante, la Maitresse du Jeu.
Une communauté de vie, un quotidien partagé, cela lie les personnages de ce qui aurait pu être un fait divers tragique.
Il ne la dépeça pas comme les autres.
Il ne la viola pas.
Il n’eut aucun plaisir particulier à la maltraiter.
Elle l’écoutait et il parlait.
Ce fût Eric qui en premier parla de retour.
Ce fût Eric qui prononça les mots signifiant la fin de l’épisode.
Entre eux, le silence et l’absence de Pourquoi créa une chaine puissante à laquelle, eux mêmes s’étaient attachés.
Céline accepta de jouer son rôle de fugueuse aux yeux de sa famille et de ses voisins et concitoyens.
Eric, lors de ses errances à pulsions, essaye de penser à elle, essaye de se concentrer sur ces moments où il fut pour la première fois compris, accepté, non jugé et traité comme un être humain et non comme une tâche indélébile sur la société bienséante.
Les victimes d’avant ne furent ni vengées ni suivies par d’autres, et cela pendant un long moment.
Céline grandit et quitta sa petite ville de M.
Elle savait qu’Eric suivrait son parcours et resterait dans un périmètre proche, au cas où …
Puis la vague du Temps, de l’âge et de l’oubli recouvrit ce morceau de vie et personne ne parla plus du prédateur de M et de la petite Céline revenue d’une fugue qualifiée de mystérieuse.
Personne ne se soucia plus d’eux, ni des autres d’ailleurs car il suffit souvent d’un moment, court ou long mais un seul moment juste pour dévier la roue du Malentendu fatal, oui Mal entendu, Mal écouté, comme Mal tout simplement.
Diana W.
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Gabrielle par Fredaine
« Une, deux et trois marches ». Elle compte dans sa tête. « Ca va, pas trop haut cet escabeau. Je ne suis pas bien grande, c’est vrai, mais comme ça, au moins, je pourrai tout juste atteindre l’étagère du haut dans l’armoire : celle des jolis napperons ».
Gabrielle, perchée sur la troisième marche, doit pourtant encore se hisser sur la pointe des pieds pour mieux voir. Elle oublie qu’elle n’est plus très habile : elle a quatre-vingts ans, tout de même ! « Ah non, pas le vert ! Je veux le blanc brodé de fleurs bleues, assorti aux tasses » dit-elle en s’accrochant à la porte pour se stabiliser. L’armoire grince bien un peu, mais cela ne gêne pas Gabrielle qui farfouille maintenant au plus profond de l’étagère. « Ah le voilà, je le tiens ! »
Affairée, elle ne sent pas le meuble vaciller, s’écarter dangereusement du mur puis lentement, très lentement, se tordre un peu. De toutes façons, elle a confiance : la structure en chêne est solide, elle l’a toujours connue ! Et puis elle n’en a pas pour longtemps, elle prépare simplement le plateau à thé pour recevoir correctement son neveu !
Mais pourtant c’est bien sa vieille armoire chérie qui maintenant craque, s’écroule, la renverse et la plaque violemment au sol. Elle hurle de douleur : ses jambes et son bassin sont restés prisonniers sous l’étagère du haut. Elle s’est heurté la tête aussi… La maison est isolée, personne ne peut entendre ni voir ce qui se passe chez elle. Et son téléphone est bloqué dans sa poche, c’est-à-dire sous l’armoire, elle ne peut même pas l’atteindre ! Son neveu arrivera-t-il bientôt pour soulever ce maudit meuble ? Que diable peut-elle faire, sinon attendre ?
Et soudain : « Tante Gabrielle ? Ho ho, où êtes-vous ? » Dans l’embrasure de la porte un grand gaillard se découpe soudain. C’est à peine si elle le voit. Elle perçoit une présence, elle devine que c’est lui, oui, c’est bien lui, le seul qui pourra faire quelque chose, enfin…
Soulagée, elle soupire, elle se détend, désormais elle peut s’évanouir. Il a beau essayer de la ranimer, rien n’y fait. Il tente d’alléger le poids écrasant qui oppresse la petite créature, elle lui paraît toute flétrie, racornie, si pâle avec son demi sourire sur les lèvres… Il parle sans arrêt : « Tout va s’arranger, ça va aller, je suis là », elle respire encore, mais il a si peur. Et le SAMU qu’il a appelé tout à l’heure n’arrive pas…
Soudain des flashes bleus traversent la fenêtre et balaient la pièce, des pneus font crisser le gravier, des voix jaillissent, enfin les secours sont là. Immédiatement, l’armoire est déplacée, découvrant le petit corps chétif, aux formes étrangement anguleuses. Un peu de sang, pas beaucoup, répandu sur le sol se distingue à peine de la couleur de la tomette. Avec une précaution infinie et des gestes si précis qu’ils semblent empreints de tendresse, Gabrielle est aussitôt conduite à l’hôpital.
Le médecin se redresse : « Elle est dans le coma, un coma dont elle ne se réveillera pas. »
Elle a gardé au creux de sa main, tout froissé, un petit napperon blanc, brodé de fleurs bleues.
Le lendemain, à la rubrique Faits divers du journal local, un titre : « Ecrasée par son armoire ».
Fredaine
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Délit de fuite
Par Véronique M.
Ce soir-là, il sortit de son travail plus préoccupé qu’à l’ordinaire. Dans la petite PME qu’il dirigeait, la réunion avait mal tourné ; on lui avait reproché d’être hautain, alors qu’il n’était que timide, ayant été élevé par une mère rigide qui lui avait enseigné l’austérité. Aussi, son maintien un peu raide, un peu, toujours en-deçà de ses sentiments personnels, le rendit fragile, une fois nommé sa façon, d’être ! Il chercha longtemps ses clefs de voiture, dans son veston, dans son attaché-case. Ouf ! Finalement, en remuant les mains dans sa poche de pantalon, les clefs ! Il eut même du mal à attacher sa ceinture et démarra en trombe, encore tourneboulé par ces attaques ; il avait hâte de retrouver ce foyer douillet où l’attendait Sophie .
Quand il réalisa qu’il n’avait pas ses phares allumés, il était déjà trop tard, un choc sourd contre son pare-choc lui glaça le dos. Etait-ce bien un corps humain qu’il avait percuté ?
Il était dans un tel état qu’il perdit les pédales et, au lieu de s’arrêter, il accéléra et roula à vive allure jusqu’à la grille de sa maison. Il coupa le contact et prit des kleenex dans la boîte à gants et essuya son front perlé de sueur. Ses mains étaient moites et tremblantes et il se dit que Sophie ne manquerait pas de remarquer son état second.
Il rattacha sa ceinture et cette fois-ci, alluma ses phares, démarra très doucement et roula tout près de chez lui, une petite station-service. Il acheta un flash de whisky qu’il but aux trois quart, à l’abri des regards dans sa voiture. Au bout de quelques temps, quand il se sentit détendu, il rentra chez lui et quand Sophie le regarda, il lui expliqua qu’il avait eu une réunion un peu arrosée.
Véronique M.