Septembre était le mois de vacances passé chez nos grands-parents. Notre grand-père, c’était un taiseux comme on disait là-bas, dans les profondeurs de l’ouest français. Son silence et son comportement rustique intimidait considérablement les moins de dix ans que nous étions. Plus tard nous avons découvert que sa surdité présumée était fort commode pour ce vieillard malicieux.
Son petit déjeuner était pour nous un spectacle saisissant. L’essentiel consistait en l’absorption d’un immense bol de tapioca. La cuiller faisait le va et vient avec maladresse car il était bien âgé et de gros grains gélatineux de cette étrange mixture translucide restaient attachés à sa rude moustache grise. Fâché de sa maladresse, il les chassait d’un geste vif à l’aide de sa serviette en ronchonnant contre lui-même.
En fin d’après-midi, un grand courant d’air frais accompagnait son entrée dans la maison. Fatigué de ses courses dans les bois et dans les champs, il quittait avec difficulté son vaste manteau de toile toute griffée par les ronces, puis se laissait lourdement tomber assis sur le gros coffre en chêne de l’entrée. Une opération difficile commençait alors : il fallait ôter ses gros souliers tout crottés, ces godillots qui nous semblaient avoir fait au moins la guerre de 1914 - ou peut-être celle de Cent ans - nous ne savions plus très bien…. Il lève un pied, il tire le lacet, le pied retombe. Il recommence, calmement. Enfin, il se redresse, les deux mains appuyées sur les reins comme pour en calmer la douleur, mais jamais il ne se plaint. Puis, marche après marche, il gravit pesamment l’escalier qui conduit à sa chambre pour se changer.
Un peu plus tard, tout propre, frais et dispos dans le petit salon, il consultera sa montre gousset avant de la replacer soigneusement dans la poche de son gilet de velours côtelé, il réajustera sa veste puis s’installera au coin du feu, la pipe à la bouche, songeur. Le nombre de petits boutons de ce gilet nous laissait songeurs.
Ce grand père, à lui seul, était une légende. Agriculteur, il était aussi apiculteur et en septembre il nous apprenait à tourner la centrifugeuse, à la main bien sûr, pour faire sortir le superbe liquide d’or, lourd et onctueux : le miel. Auparavant, nous l’avions aidé à désoperculer les rayons tout juste sortis de la ruche. Les abeilles endormies se montraient à peu près calmes.
Et bien sûr il faisait du cidre, un bon cidre bouché, et de l’eau de vie ! Les petites pommes à cidre accumulées en tas aux endroits stratégiques de son choix nous semblaient bien vilaines sous les pluies d’automne. Puis enfin, dans la brume, apparaissait bientôt au bout de l’allée un attelage étrange : un appareil préhistorique monté sur roulettes. Cette drôle de construction progressait en brinquebalant avec des bruits métalliques surprenants. Munie d’entonnoirs et de tuyaux en cuivre bien astiqués, dont les mille détours nous laissaient perplexes, la « construction » se mettait à travailler longuement, avec fracas. Après que les pommes aient été broyées, cet alambic vorace en extrayait le jus qu’il chauffait semble-t-il. Mais, c’était une histoire d’hommes que tout cela et nous n’étions guère admis à assister au cérémonial de l’opération. Nous savions seulement que, après la mise en tonneau, le précieux liquide devait y dormir pendant de longues années avant de devenir ce que tout le monde appelait respectueusement « la gnôle du père». Aujourd’hui, n’est plus bouilleur de cru qui veut…
Et voici l’hiver 1955. D’immenses draperies noires rehaussées d’argent masquent la porte d’entrée de la demeure. Deux immenses initiales, RV, brodées sur l’écusson qui tout là-haut, réunit les draperies, évoquent qui vient de passer de vie à trépas. Les adultes et les grands entourent le cercueil, nous, les moins de dix ans, nous sommes relégués à l’entrée du salon transformé depuis deux jours en chambre mortuaire. A peine éclairée par la flamme vacillante de hauts candélabres, la pièce n’est pas chauffée. Nous avons froid au cœur.
Peu à peu, les visiteurs se glissent entre les lourds rideaux noirs, pour rendre hommage au défunt. « C’était not’ maître ! C’est l’ grand-père à ces p’tits-là », chuchote-t-on. « C’est ’y pas malheureux, tout de même, un homme si bon ! Et qui qu’ c’est donc qui va diriger l’ domaine maintenant ? »
Il était né dans la Mayenne profonde, dans cette maison. Il n’avait jamais rien connu d’autre que sa campagne et ses terres. Bien sûr, il avait fait ses études chez les Jésuites au Mans comme tous ses semblables, mais rien n’aurait pu le détourner de ce qu’il aimait : développer au mieux le patrimoine de ses pères, faire bien vivre le domaine et tous ceux qui y travaillaient. Et sa famille aussi.
Dans sa jeunesse, il avait construit de ses mains « la maison rouge ». Une vraie maison en miniature avec son toit en tuiles, rouges bien sûr, ses vraies fenêtres, sa vraie porte. Destinée plus tard aux jeux de ses nombreux enfants, elle comprenait une seule pièce, à laquelle on accédait par les cinq ou six marches en pierres disjointes de l’escalier. Aidé de son frère, il avait également construit une chapelle en torchis tout près de la maison. Tous ses enfants y furent baptisés ainsi que bon nombre de ses petits-enfants, et même quelques-uns de ses arrière-petits-enfants, mais cela il ne l’a jamais su.
Oui, « le père » - c’était le terme employé par ses enfants pour parler de lui devant des tiers, afin de préserver leur intimité, - « le père » était mort. Il était très proche de ses paysans pour lesquels il était « not’ maître ». Il connaissait toutes leurs familles presque mieux que la sienne. Il était aimé de tous. N’avait-il pas fait installer l’eau courante d’abord dans la ferme et seulement bien plus tard dans sa propre demeure ?
Pour faire plaisir à sa femme, notre grand-mère, il avait dû obtempérer et engager une dépense qui lui semblait superflue. Bon prince, il lui avait même offert une baignoire. Mais quant à lui, ayant toujours fait sa toilette dans une cuvette en faïence, dans laquelle il versait l’eau du broc qui y était déposé, il se demandait pourquoi diable il fallait changer. Cependant, le premier village étant à plus de huit kilomètres, « avoir l’eau courante » chez soi ne signifiait en rien, alors, que l’on disposât de l’eau de la ville ! C’est pourquoi en été la belle baignoire aux griffes de lion était parfois interdite d’accès, l’eau du puits étant réservée en priorité… au bétail.
C’était aussi pour sa femme qu’il avait sacrifié une pâture de grande qualité : la jeune femme voulait une grande terrasse devant la maison, bordée d’une longue balustrade, en souvenir de leur voyage de noces en Italie.
Ayant satisfait ces désirs qui lui semblaient proches du caprice, il s’estima dégagé des obligations d’aménagement de la maison.
L’électricité ne vint remplacer les lampes à pétrole qu’après son décès. Cette époque des chandelles et des lampes à pétrole, dont la flamme fumait toujours trop haut ce qui noircissait les plafonds, était magique pour les petits-enfants, citadins habitués à l’électricité. Le soir au pied de l’escalier, quand tous montaient se coucher, quoi de plus merveilleux, de plus enchanteur que le plateau couvert de lampes Pigeon allumées ? Quelle fierté pour un enfant - le soir où c’était son tour - de porter ce lumignon si fragile et de protéger de sa main cette lumière tiède, vivante, qui dansait et pétillait derrière son minuscule globe en verre !
Quant au chauffage central, « le père » feignait de ne pas savoir que cela existait.
Las ! Pourquoi l’avoir connu si tard dans sa vie ?
Fredaine