Mon île-Normandie
Si je quitte ma rive, pour me présenter à un étranger de l’autre rive, de la Manche ou de l’Atlantique, « Je vis en Normandie » me vient le plus naturellement, « Côté campagne » tombe alors comme une excuse. Mise au point lapidaire pour effacer l’image d’eau vert de gris roulant un océan de galets à l’ombre d’imposantes falaises.
La terre qui m’a adoptée est soulevée par une houle d’herbages, de blés ondoyants, de forêts de chênes ombrant les crêtes. Elle ignore jusqu’à son dernier ressaut l’autre versant, cette terre liquide, emportée par les humeurs du ciel, du vent, de la lune.
Trois heures à suivre une monotonie de bitume sous un ciel sans éclat, un paysage desséché par la vitesse, une banlieue ingrate, et enfin atteindre notre port d’attache, une maison toisant jour et nuit l’ineffable et envoûtant ballet d’une immensité opaque et mystérieuse battant la mesure, dans son tempo lento, ostinato.
Le coq déraille
L’unique fausse note de cette parenthèse à 8 femmes est un coq, voisin horripilant, dérangé, dérangeant, s’égosillant en trilles grinçantes tenant du moteur de 2CV au démarrage. Ce qui prêterait à sourire s’il n’avait réglé son réveil à 4h, heure très matinale où les insomniaques trouvent enfin le sommeil. Dans un polar, au titre déjà vu de « 8 femmes » l’insupportable gallinacé finirait mystérieusement son destin de basse-cour, sa chair mijotée à 200°, arrosée de vin et d’épices, un petit enfer en accord avec le purgatoire imposé à son voisinage…
Avis aux coqs de passage, huit femmes non dépourvues d’imagination.
L’île intérieure : La laisse de mer
Hier est une île protégée par un océan d’oubli. L’enfant que j’étais s’y terre dans le couvert d’un sous-bois émaillé de jacinthes bleues.
Mon île est une vigie d’où j’observe ce qui m’entoure, profondément amarrée en moi-même.
Depuis mon île, je peux dévisager l’autre, le détourer de la matière palpitante du vivant, lui emboiter le pas dans le labyrinthe de son être.
La grève ce soir s’offre dans son immensité à mon regard de rêveuse, une poignée d’humains s’en détache, minuscules silhouettes éparpillées sur le sable constellé de miroirs d’eau où se reflètent les nuées gracieuses.
Sur la plage surgit un homme au corps décharné de naufragé, au visage émacié, il tire lentement sur un long fume-cigarette. Dans son regard tendu je devine les traces d’un mal incurable, ou d’une douleur qui le rongerait jusqu’à l’os…
Au delà des bateaux gîtant sur leur quille, un couple d’amoureux, très jeunes, suivent avec une joie tapageuse les circonvolutions de leur cerf-volant qui parfois vient piquer son nez pointu dans le sable mouillé, ma légèreté revient toutes ailes déployées.
Au loin, des pêcheurs à pied raclent patiemment le sol pour en extraire coques et couteaux, une onde de plénitude m’envahit, née de l’accord parfait entre deux paysages
A l’intérieur, à l’extérieur.
Une voix féminine haut perchée me sort de ma contemplation :
« On fait quoi demain ? Cherbourg ? »
La question à son compagnon n’en n’était pas une, c’est une femme capitaine de leur vie à deux, je souris en moi-même…
Le voisin, trottant sur les talons de son flamboyant King Charles, félicite les deux jeunes de retour, leur cerf-volant replié, ils lui rappellent ses petits-enfants, leur insouciance a nourri sa ruche intérieure, lui aussi.
Un couple de pêcheurs revient chaussé de bottes, elle est coiffée d’un sac de plastique vert, lui d’une casquette d’où dévale un catogan, leur naturel saute aux yeux. Vacanciers ou indigènes, j’aime leur simplicité frustre.
Le maître de Musky, précédé de sa chienne dont je caresse la fourrure soyeuse, vient m’entretenir, nous échangeons assez pour que je brosse une esquisse de ce retraité amoureux d’une baie retranchée du monde. A deux voix, nous passons en revue nos émerveillements.
Dans le même temps, un tracteur remonte sur la berge avec à son bord un couple, il conduit, elle se dresse dans la remorque, fière Minerve sur son char.
Il me faut rentrer, 7 amies de plume, picoreuses de vie et de mots m’attendent,
Aurais-je esquivé mon île ?
Il me semble que la laisse de mer ne m’a parlé que d’elle.
Phare
Dans la cuisine absente, délestée de tous ses objets, campent encore la table de Formica vert-clair et ses quatre chaises à la paille lustrée.
Le temps est révolu où les enfants à peine rentrés, rincés de pluie et d’embruns, glissaient leur barre de chocolat dans la mie douçâtre.
Le goûter les absorbait tout entier, je m’inventais une occupation, glissais la pointe de mon couteau sous la peau satinée d’une pomme, faisais rouler sur la plaque farinée la pâte d’une tarte en devenir.
A la fenêtre sifflait la complainte du vent, autour de la table, nous partagions notre silence du bout des terres.
Leur petite faim calmée, ils me tendaient leur cahier de texte et, sans un mot, sortaient porte-plumes et papiers pour se mettre à la tache. Sur la portée des lignes, les mots s’accrochaient dans le sillage de la plume gorgée d’encre violette. Parfois une goutte s’en échappait, venait tacher la page couverte de signes, leur front se plissait de dépit.
« Maman, viens voir ! »
Le temps est révolu, où leurs cahiers refermés, remisés dans les cartables béants, ils disparaissaient dans le colimaçon de l’escalier pour voler quatre à quatre vers leur père niché à 75 m au dessus du battant de la mer. Chaque jour se jouait une nouvelle aventure, imaginée et interprétée par Corentin le capitaine et Gaël le moussaillon.
La cuisine était mon palais, l’étroite cabine là-haut, le refuge de Loïc, gardien de mon âme et du phare.
Le soir, les échos glanés au comptoir de l’épicerie égayaient nos tablées, parfois, je leur contais mon enfance au pied des montagnes dont ils ignoraient tout.
Là-haut, je n’allais guère, la fenêtre de la cuisine me donnait tout de la mer, ses creux, ses rages, ses accalmies, ses goélands rasant la crête des vagues, les chalutiers de retour cales pleines.
Parfois, quand la mer courbait le dos, noyant les quais sous des paquets d’écume, des pêcheurs désoeuvrés faisaient escale dans mon palais. Ils roulaient leurs cigarettes en sirotant leur verre d’eau de vie, à mots comptés, déroulaient leur dernière sortie en mer, nous buvions leurs paroles âpres, galets râpeux dans leurs bouches édentées.
Depuis longtemps nos petits ont quitté ce perchoir à mouettes et engoulevents, depuis longtemps déjà, ils travaillent et rêvent dans une banlieue grise.
Les outils de navigation modernes remplacent la veille patiente des gardiens de phare, notre métier va s’éteindre, le moment pour Loïc de se retirer. Nous remplissons des cartons boursouflés des miettes de nos vies.
Demain, nous fermerons la porte au vent, aux nuits percées d’étoiles, mettrons le cap vers les cimes et vallées qui m’ont vu grandir.
Aline L.