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Chaque année, dès la mi-décembre, Paris resplendit de tous ses feux et la foule se bouscule dans les rues illuminées. Pour rien au monde Charles ne voudrait rater la promenade rituelle avec son père sur les grands boulevards. Ils marchent cote à cote d’un pas aussi vif que le froid. La foule devient plus dense en approchant des grands magasins. Dans les rues  parées d’or et de  diamants, les vitrines scintillent de mille feux. Du haut de ses dix ans, Charles se dresse  sur la pointe des pieds pour ne rien rater des somptueuses décorations et des décors féériques.  Des ours blancs patinent sur une banquise étincelante et  des automates en tenue de fête batifolent autour d’un sapin flamboyant. Charles s’arrête hypnotisé devant un interminable train électrique nimbé de lumière qui slalome sur des rails scintillants dans un poudroiement neigeux. Il  se retourne pour échanger un sourire complice avec son père qui pose  tendrement la main sur son épaule. Ce sera son dernier souvenir. Soudain dans une fulgurance éblouissante, le ciel s’effondre. Charles disparait  sous le poids de son père qui s’est jeté sur lui dans une pluie d’étincelles. Il n’a pas le temps de voir les vitrines s’éteindre mais il entend les hurlements de terreur des badauds.  Il  voudrait crier lui aussi mais les mots s’étranglent dans sa gorge. Il reste tétanisé, à demi étouffé mais blotti sous le corps protecteur. Sa jambe droite le fait terriblement souffrir mais il serre les dents , il  attend patiemment que son père se lève.  Puis les cris s’estompent. On n’entend plus que les gémissements des blessés bientôt suivis des sirènes stridentes des secours. Charles est agrippé à l’écharpe de son père, il restera accroché à cette écharpe comme à une bouée tandis que doucement il sent qu’on lui retire son cocon protecteur. De la tendre obscurité il passe à un clair-obscur rythmé par le ballet virevoltant des gyrophares. Alors Charles ferme les yeux pour ne pas voir, pour ne pas savoir. Il les ouvrira un peu plus tard sur injonction de pompiers sur le doux rayonnement du firmament, comme un havre de paix dans cette folie dévastatrice. Il réussit à articuler «  Papa », puis c’est l’ambulance et le trou noir, l’oubli.

En cette veille de Noël, à l’hôpital Necker,  Felix a un peu peur,  il n’a pas peur du noir bien sûr. Du haut de ses six ans,  il aime son monde tel qu’il est. Il n’a pas vraiment mal non plus, il est juste un peu ko. Il sent les pansements humides  sur ses yeux mais il n’essaie pas de les ouvrir.  Cela fait bientôt une semaine qu’il est à l’hôpital et les bruits deviennent familiers. Il entend la voix de sa mère, douce et aimante comme toujours. Un sourire illumine aussitôt le petit visage tuméfié qui disparait à moitié sous les deux larges compresses. Soudain la porte s’ouvre et  la voix tonitruante et chaleureuse de  Gaby, l’infirmière envahit la petite chambre. « Comment va mon petit amour de la 302 ? Bientôt Noël,  le sapin et les cadeaux ». Felix sait tout ça. Il attend impatiemment Noël tous les ans comme tous les autres enfants de son âge. Pour lui, dans la senteur poivrée du sapin, les guirlandes sont des dentelles caressantes au doux bruissement, les boules une rondeur rafraichissante,  le tout associée à la douceur gourmande des chocolats fourrés dans leur papier chantant.  Mais ce Noël -ci est un peu spécial, très spécial même. Tout a commencé une semaine plus tôt dans la douce tiédeur du salon et le parfum délicat du hachis Parmentier que Félix entendait rissoler dans le four. Le téléphone a sonné et puis tout s’est bousculé. La voix de maman tremblait. «  Ca y est mon chéri, ils ont des cornées pour toi». Sans bien comprendre pourquoi tout allait si vite, Félix s’est retrouvé dans la voiture puis, cramponné à la main de maman, il a entendu le bip des urgences, plongé dans des odeurs d’éther et d’alcool. On l’a allongé dans des draps frais. Il a entendu pour la première fois la voix de Gaby, la plus gentille infirmière du service pédiatrique qui tentait de le rassurer en le déshabillant. Felix a senti qu’il roulait, qu’il prenait l’ascenseur puis il est entré dans une pièce très froide où tout le monde s’affairait en chuchotant.  Maman n’était plus là mais la voix de l’infirmière n’a pas cessé de le rassurer doucement. Puis, le trou noir. Quand Felix s’est réveillé, l’infirmière était là et maman aussi. « Tout s’est bien passé ». Felix s’accroche à ces mots mais le temps lui parait bien long, interminable attente d’un miracle inconcevable.

Dans la chambre 308, Charles ne veut plus manger, ni parler, ni même ouvrir les yeux.  Il tolère l’aiguille de la perfusion plantée dans son  bras gauche mais il ne veut rien voir, rien savoir. Autour de  son petit lit blanc, on a posé quelques décorations de Noël et même des cadeaux qu’il ne regarde même pas. Ses grands-parents sont venus le voir, le visage défait,  ils ont tenté de le faire réagir mais en vain. Ses meilleurs  copains de classe  lui ont apporté des chocolats, ils ont signé le  plâtre qui recouvre sa jambe droite de la cheville jusqu’au haut de la cuisse. On lui a même envoyé un psychologue qui l’a aussitôt énervé avec ses questions stupides même s’il ne faisait que son travail. Les yeux rougis, maman ne le quitte pas et pourtant il préfèrerait être seul. Charles voudrait juste qu’on le laisse tranquille, il voudrait dormir pour oublier l’impossible, l’invraisemblable. Papa n’est plus là alors qu’il est encore tellement présent.  Son sourire s’est éteint dans un énorme faisceau lumineux sous un échafaudage. Charles a eu beaucoup de chance parait-il, son père l’a sauvé en se jetant sur lui. De la chance vraiment ? Rien ne sera jamais plus comme avant et tout le monde a l’air si triste, alors les boules scintillantes et les guirlandes accrochées au mur  paraissent hors de propos, décalées, ridicules. S’il pouvait se lever, il enverrait tout balader, il les écraserait contre le mur, une à une. Charles finit par s’assoupir, les poings serrés. Il  est réveillé par la voix profonde de Gaby, son infirmière préférée. « Comment va mon grand blessé de la chambre 308? » Mais le regard de Charles reste vide, il ne réussit pas à esquisser un sourire. «  Allez donc vous reposer un peu, je reste avec lui ». Epuisée, Maman consent à rentrer. L’infirmière saisit alors doucement   la main de Charles  et  elle  lui parle longuement. Elle lui murmure à l’oreille un grand secret, un beau secret et petit à petit dans les yeux éteints de Charles apparait une toute petite lueur de vie comme un espoir.

Au même moment, dans la chambre 302, le chirurgien vient d’enlever doucement les pansements qui couvraient les joues de Felix et le petit garçon ouvre les yeux pour la première fois. D’abord il est aveuglé par l’éclat du néon  et il les referme aussitôt. Puis timidement il ose à nouveau et pour la première fois, dans un halo lumineux, il découvre le sourire de sa mère  et ses joues couvertes de larmes. Petit à petit le décor un peu flou au départ, devient clair, incroyablement clair et chaque chose prend sa place comme par miracle dans la petite chambre. Ebloui, le petit garçon n’en croit pas ses yeux.

Dans  salle d’attente de pédiatrie, le personnel hospitalier a installé un grand sapin entortillé de guirlandes clignotantes, orné de boules multicolores et de petits personnages. Le sol autour est jonché de paquets de toutes tailles  emballés dans un beau  papier cadeau. C’est le  soir de Noël et tous les enfants du service qu’on a pu déplacer  sont installés autour du sapin. Charles assis dans son fauteuil  roulant contemple fixement la grande étoile dorée qui trône au sommet du sapin. Gaby est assise à côté de lui et ils attendent côte à côte. Bientôt la petite silhouette de  Felix émerge du long couloir qu’il arpente d’un pas encore un peu incertain impatient de découvrir enfin le sapin décoré. Devant ses yeux tout neufs encore cernés de rouge et de mauve la beauté de Noël  explose, pourtant rien ne brille autant que la lumière dans son regard. Fasciné, il s’approche pour toucher ce décor de Noël éclatant comme s’il n’en croyait pas ses yeux. Puis son regard hésitant se pose sur les enfants  autour du sapin. Quand il croise celui de Charles, pétrifié par l’émotion Felix s’arrête un instant et il lui offre un sourire radieux.  Alors pour la première fois depuis l’accident Charles se laisse aller à son chagrin, il laisse les larmes couler sur ses joues et il pleure comme s’il ne devait plus jamais s’arrêter.

Corinne L.N.

 

 

Tag(s) : #Textes de l'atelier, #Textes de participants, #Corinne L.N., #Conte de noël
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