Charlotte doit se rendre à l’évidence : elle vit entourée de petites feuilles de papier et de carnets. Malgré ses tentatives de rangement, elle ne parvient pas à les résorber, ils encombrent son bureau, elle les retrouve en marque-pages, ou sous une pile de livres, menant leur vie indépendante. Griffonnés dans tous les sens, de la dernière page à la première et vice et versa, ou même en plein milieu, juste à la reliure, ces carnets sont le témoin de ce qu’elle vit, ressent, de ce qu’elle pense à un instant T. Et qu’elle craint d’oublier, de perdre peut-être à jamais.
Les carnets, elle les choisit tout petits, brochés, souples, idéalement voisins de la dimension d’une feuille 21x29,7 cm pliée en quatre, car ils doivent tenir facilement dans un sac à main. Leur fonction est multiple : ils font rimer des mots de même consonance de page en page (sait-on jamais, si un jour elle écrivait des poèmes cela pourrait être utile !), ils sont gorgés de citations relevées au hasard des lectures, de titres de livres à lire, de références de morceaux de musique aimés et quoi encore : ah oui, de numéros de téléphone avec ou sans nom… ce qui les rend inutilisables. Le seul fait de savoir qu’elle a couché sur le papier ce qui lui traversait l’esprit la rassure, la libère ; sa mémoire fonctionne ainsi en arrière-plan, confortée par le geste de la main qui a enregistré ce qu’il fallait, là, sur ce papier. Les lignes barrées verticalement indiquent une action achevée tandis que toute ligne barrée horizontalement signifie que l’action est devenue inutile. S’il y a une échéance à respecter dans les obligations du type courrier à expédier, il faut bien avouer qu’une liste intitulée Mardi peut soudain voir la date biffée en Jeudi, puis Vendredi si le travail est resté en suspens…
Au hasard des pages dénichées, elle découvre pêle-mêle textes et croquis. Des notes presque illisibles, prises lors d’une conférence sur Guillaume le Conquérant envahissant la perfide Albion sont illustrées des cavalcades de la tapisserie de Bayeux. Dans l’autre sens, écrits à la fin du carnet, les mots clefs de descriptions futures : une salle d’attente à l’hôpital, le paysage vu de la voiture, etc. mais pas toujours datés. Et elle corrige, surchargeant plus encore la feuille. Souvent, quelques silhouettes tracées avec le même stylo rendent ses notes plus intelligibles. Un peu plus loin, surgissent de présumées rimes à venir, aux colonnes verticalement dessinées selon le nombre de syllabes 1 2 3 4 5 6 7 8… et les cases sont parfois remplies ! Alors elle reprend le fil de l’histoire, et soudain devient la mouette qui, fuyant les tempêtes hivernales de l’océan, remonte la Seine jusqu’à Paris pour visiter la tour Eiffel, ou bien la voici prenant la main du petit enfant effrayé du souffle du vent sur l’étang. Car déjà son imagination s’envole à la poursuite de l’aventure à peine commencée.
Lorsque surgissent ces brouillons de jadis ou naguère, qu’elle hésite à détruire, Charlotte se demande pourquoi diable elle les a écrits.
Est-ce parce que toute jeune elle achetait de superbes cahiers, reliés, non lignés, presque des livres non encore imprimés aux belles feuilles épaisses, d’une douce couleur écrue … qu’elle a laissées parfaitement vierges car jamais elle n’aurait osé apposer sa calligraphie maladroite sur ces pages ouvertes à tous les possibles ? Aujourd’hui encore, elle sait bien qu’elle n’osera jamais les remplir, ces pages. Elles resteront auréolées de leur mystère.
Alors elle esquisse des ébauches libres de toute contrainte… jusqu’à ce qu’elle les ait enrégimentées par une numérotation, somme toute arbitraire. La découverte fortuite de ces essais et tentatives au fond d’un tiroir ou en bas d’une penderie, dans une boîte à chaussures survivante d’un déménagement, est assimilable à celle de nos carnets d’adresses d’autrefois. Les noms consignés sont devenus des abstractions, ils n’évoquent plus rien, plus personne. Ou bien ils nous bouleversent, car nous savons que désormais parmi les ombres, ils prennent leur repos.
Surprenants petits papiers, miroirs d’existences précédemment vécues, balbutiements nécessaires à la construction d’un être qui se cherche, Charlotte vous laissera-t-elle sans avenir, condamnés à n’éclore jamais ?
Fredaine