Midi passé. Tout ce blanc d’un soleil enragé envahit les ruelles tortueuses de Tarquinia. En nage, j’ai couru pour échapper à une nuée d’enfants affamés. Leur visage gris, leurs bouches déformées hurlent sans fin. Derrière eux des hommes en noir portent des tambours. Je cherche désespérément de l’ombre via Vetulonia. En vain. La corolle de ma robe blanche bat mes cuisses. Devant moi, la rue via della Rucola aux maisons chaulés semble vide. Pourtant une rumeur gronde, des cris aigus montent des murs de pierre surchauffés. Fuir, oui, mais où ? La peur glisse liquide dans mon dos tendu. Comment suis-je arrivée là ? Avancer, monter, échapper à ces mendiants, coûte que coûte. Là-haut, un massif de jasmin moribond m’offre un maigre répit. A côté de lui, la devanture poussiéreuse d’une boutique vieillotte expose dans sa vitrine, des photos datées d’un bébé triste et nu sur une peau de mouton, d’un dalmatien aux babines retroussées, d’un chat égyptien à l’air surpris, d’un visage de vieillard au crâne chauve, d’une mariée sans tête au bras d’un mari en smoking rondouillard et hilare. Après un coup d’œil rapide aux alentours, je passe la porte, écarte la tenture noire. Si l’ambiance est sombre, le bain de fraicheur remet de l’ordre dans mon esprit et rince la sueur de mon front. Aucun bruit de la rue ne se fait entendre.
- Buongiorno ? Prego ? Scusi ?
Pas de réponse, aucun mouvement, la boutique reste vide, malgré mes appels. Le peu de lumière s’accroche parfois sur des appareils photos surannés dont la grande taille et la lourdeur voisinent des boites en cuir noir alignées sur le comptoir en chêne foncé. A droite une alcôve avec un paysage de montagne enneigée peint sur le mur sent la cendre et l’acide du révélateur. Le client a depuis longtemps déserté les lieux.
Je m’attends à voir surgir le photographe du fond de la pièce. Ne serait-il pas cet homme qu’on aperçoit parfois sur la plage de Boca do Mar vers la fin de l’après-midi ? Solitaire, fuyant à la moindre tentative d’approche, personne ne sait vraiment à quoi il ressemble. Il a pris l’habitude de se cacher derrière les dunes de la plage et d'attendre sa proie. Souvent, elle se présente sous la forme d’une femme qui se tortille pour s’extirper de son maillot de bain plein de sable et de sel. Quand un bout de chair apparaît, l’homme déclenche en rafale malgré les protestations de la victime qui s’empare d’une serviette ou d’un vêtement pour tenter d’échapper à l’objectif.
A l’arrière de la boutique un autre rideau noir mène à la réserve et au laboratoire. Des odeurs de colle et de goudron s’échappent des portes fermées. Enfin, au fond du couloir central, les perles translucides d’un rideau à lames en plastique souples cliquètent sous l’effet d’une brise légère. Au-delà, la lumière du soleil se dispute avec les feuilles sèches couvrant le tronc noir d’un grand olivier centenaire. Posé sur le sol de terre battue, une méridienne grisâtre tournée vers l’arbre masque dans un premier temps un homme qui y repose.
En faisant le tour avec prudence et sans rien dire, je m’approche du photographe. Car c’est bien lui qui profite du lieu pour faire une petite sieste. Son corps m’apparaît progressivement. Il est entièrement nu. J’aborde du regard l’arrière de son corps. D’abord les boucles de ses cheveux noirs collés par la transpiration, sa nuque où des poils légers se dressent. Son épaule droite, décharnée, couleur de lait caillé, le pli sous le bras d’où s’échappe des poils plus denses et drus. La cordillère de la colonne vertébrale s’élève pour séparer le dos en deux parties égales jusqu’au bas du dos plus plat où des poils s’accumule pour former une zone obscure. Puis vient le court sillon entre les fesses pointues.
Le dormeur soupire et se retourne. Sa respiration demeure calme et tranquille. Il passe le bras droit sous sa tête et sa main gauche vient se poser sur la toison pubienne clairsemée d’où s’élève un modeste morceau de chair. Je déclenche la caméra de mon portable et commence à filmer. Tout en le regardant se faire du bien.
Il se tourne à présent sur le flanc droit, les yeux fermés, la bouche légèrement ouverte. Son bras opposé repose sur l’os de sa hanche. Les rotules pointent des genoux. Le creux de ses cuisses étroites rejoint les bourrelets blêmes de son ventre. Son buste laisse apparaître les côtes sous la peau granuleuse. Il n’est pas très épais, plutôt dégingandé. Son visage au repos montre un menton ossu, un nez busqué, des sourcils épais, des poches discrètes sous les yeux fermés. L’oreille gauche énorme et très charnue jaillit de la masse des cheveux emmêlés.
Bien sûr, je fais un gros plan de la chose. Tout en cadrant pour qu’on le reconnaisse sans l’ombre d’un doute. Pendant que je l’observe, parvient à ma conscience le souvenir de qui je suis. Oui, je suis en vacances. Forcément. Je loge dans une large maison d’architecte lovée dans les eucalyptus. Je dois mes nombreux amis à la notoriété de mon compte Instagram. Ma fortune ne me protège pourtant pas des chasseurs d’images. Peut-être même qu’à cause d’elle, j’ai été harcelée. Et souvent prise par l’appareil photo du dormeur. Sur mon smartphone, j’ouvre mon compte WhatsApp que je partage avec d’autres vacanciers de Tarquinia, des amis pour la plupart. J’y poste le film, des photos, ainsi que sur mon compte Instagram et sur toutes mes applis. Et je le dédie à toutes les personnes qui ont fait les frais de ses prises de vues obscènes. Pendant que je m’installe sur une chaise à proximité de l’homme inconscient, je regarde mon téléphone où s’accumulent des cœurs, des likes, des bravos !, des smileys hilares. Un léger carillon accompagne chaque message, chaque notification, chaque réaction. J’oublie le photographe.
C’est alors qu’il ouvre les yeux…
Valérie W.