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A L’INFINI  -  Laurent Eichbaum

Vous ne savez pas ce que vous faites. Vous ne comprenez pas. Vous me croyez fou parce que souvent l’envie me vient de visiter mes rêves, d’y flâner sans dessein, au gré de mes humeurs, de m’asseoir au bord du temps avant d’y plonger sans retenue. Vous ne l’admettez pas parce que vous êtes impuissants à sortir de vous-mêmes, à échapper à votre sort de simple mortel, à gagner les espaces éternels pour y éprouver ce que vous ignorez encore.

Au temps des premiers Hommes, j’ai laissé le mystère aider ma main à tirer d’une pierre un outil, guider le tracé d’un auroch au plafond d’une grotte, nourrir la flamme recueillie après sa descente du ciel. J’ai contemplé mon œuvre et transmis mon savoir, le cœur gonflé d’un impérieux désir de vivre et l’esprit aiguillonné par une inexplicable volonté de combattre toute force contraire. Vous ne savez rien du plaisir à contempler le ciel, à cueillir les fruits de la Terre, à gagner du terrain sur l’inconnu, à découvrir les forces du monde. Vous n’en connaissez que le récit, les comptes-rendus désincarnés. Vous n’avez pas pris votre part aux commencements de l’humanité ; vous ignorez son essence et prétendez me juger.

Avez-vous jamais goûté la douceur d’un soir d’automne sur une plage de Campanie, au retour d’une pêche généreuse avant d’être saisi de terreur aux grondements sourds venus des entrailles de la Terre ? J’ai prié les Dieux, Tellus et Vulcain en tête, lorsque les fumerolles ont enflé au sommet du Vésuve ; j’ai supplié Jupiter lui-même alors que la montagne s’éventrait sous le feu de l’enfer et que la mort glissait sur ses flancs en nuées ardentes ; j’ai tenté de rejoindre ma compagne restée dans notre demeure au cœur de la ville, me heurtant sur mon chemin aux habitants qui fuyaient en sens inverse. J’ai assisté, impuissant et suffocant, à l’anéantissement de ma famille, ensevelie par les déjections pulvérulentes. Comment pouvez-vous décider de mon sort sans avoir vécu cela ?

  J’ai aimé aussi. Sans calcul. Sans rien demander en retour. D’une passion sans limite et réciproque. À m’en consumer. Au risque de trahir mes vœux de maître en théologie et d’encourir les foudres de mes juges. Après notre mariage, Héloïse nous a donné un fils, que j’ai confié secrètement à sa famille. J’ai été puni par où j’avais péché. Le châtiment m’a privé de mes attributs reproducteurs mais mon amour est resté intact, comme est resté entier celui de mon aimée. Notre amour inextinguible s’est affranchi de la relation charnelle pour s’épanouir au gré de nos échanges épistolaires. Je sais, moi, ce qu’est l’amour véritable, celui qui se nourrit lui-même et ne tarit jamais.        

Plus tard, à Mantoue, à Venise, à Florence, à Rome enfin, j’ai dessiné des machines de guerre, d’une main précise et minutieuse, inventé maints procédés, ouvert le champ des connaissances de mon époque ; j’ai porté le sfumato à un niveau jamais atteint jusqu’alors et consacré quatre années de mon existence à mon chef d’œuvre. Avez-vous jamais porté si haut le degré d’exigence de votre art ? Que savez-vous de la somme de mes efforts, de la constance de ma patience et de l’intensité de mon obstination ? Rien, évidemment, puisque vous ne les avez jamais éprouvés vous-mêmes. Ne me donnez pas de leçons, de conseils ou de consignes : vous ignorez ce qu’est l’excellence.  

Dans les habits de Sieyès, j’ai reposé ma plume d’une main tremblante après avoir écrit mon Essai sur les privilèges en 88 ; en mai de l’année suivante, j’ai à nouveau senti perler la sueur sur mon front en jetant à la face du roi mes vues sur le Tiers-Etat ; quelques mois plus tard, le 4 août 1789, sous les traits du vicomte Louis Marie Antoine de Noailles, j’ai été le premier à demander à l’Assemblée constituante de voter l’abolition des privilèges, moi, député de la noblesse, issu d’une des familles les plus illustres, connue depuis le XIIIème siècle, au risque de passer pour un traître aux yeux de mes pairs. Vous ne savez rien du courage si vous n’avez jamais trahi les vôtres et sacrifié vos intérêts personnels sur l’autel du bien commun.

J’ai encore vécu sous le nom de Clément Ader son premier vol aux commandes d’une chauve-souris faite de bois, de soie et de bambou ; un frisson m’a parcouru l’échine au moment de m’élever dans les airs pour la première fois, suspendu hors du temps et pour l’éternité à quelques pieds du sol sous le regard incrédule de quelques témoins ébahis. S’affranchir de la pesanteur est une sensation inoubliable. Être le premier est un privilège à nul autre pareil. Mais la jalousie vous habite et vous pousse à me torturer.   

J’ai tenu la main de mon frère, transi de froid et de peur, au corps ruiné par les privations, dans une tranchée des environs de Villers-Cotterêts à l’aube d’un jour de juillet 1918 ; j’ai compris à son regard éperdu que le soleil se levait pour lui une dernière fois ; j’ai vu la mort troubler le bleu pur de son regard clair. Le lendemain, je fermais ses yeux et déposais son corps dans la tombe creusée pour lui. Je me trouvais aussi à Hiroshima le 6 août 1945, sous la lueur aveuglante venue du ciel. J’ai vu ma maison emportée par le souffle, j’ai senti le feu brûler ma peau, cuire ma chair. Sur mon visage, on a lu la souffrance hébétée des Hibakusha, aux membres rongés jusqu’à l’os par Little Boy. Cette douleur ne m’a jamais quitté mais vous ne la voyez pas. Pire, vous la niez avec un ricanement suffisant et avec la certitude des ignorants, celle qui fonde leurs convictions sur des croyances. Je ne mens pas. J’y étais.

Hier encore, en Somalie, je tendais mon sein asséché au survivant de mes trois enfants, au ventre gonflé par le manque. Le corps honteux et le regard presque coupable, j’ai tourné les yeux vers l’objectif avide d’un photographe sans pouvoir résister au viol de mon intimité. Quand il a baissé son appareil, retenu par un reste de pudeur, il a compris ce que je me refusais à admettre. Mon enfant venait de mourir dans mes bras. Que faut-il encore vous dire ?            

 Je me suis éperdu jusqu’à me dissoudre dans des quêtes obstinées, j’ai désiré l’inconcevable, éprouvé dans ma chair une douleur ultime, laissé mon corps aimer et se faire aimer sans entrave et sans vice ; j’ai vécu mille vies et en vivrai encore des milliers. Je suis né pour ne jamais mourir et dire au Monde ce qu’il ne veut admettre. Alors ouvrez cette porte, celle qui vous enferme et vous aveugle ! Je connais le devenir des êtres. Parce que d’autres qui me ressemblent l’ont vécu avant ce jour ou le vivront demain.  J’ai tant à dire. Et tant à faire. À dire au Monde ce qu’il ne veut pas entendre. À faire ce qu’il n’ose pas tenter. Si, comme moi vous rêviez votre vie au lieu de vous contenter de vivre égoïstement vos rêves, vous ne feriez pas l’erreur de me laisser enfermé. Alors, ouvrez cette porte et laissez-moi vivre à l’infini !      

Laurent Eichbaum       

Tag(s) : #Les immortels, #Textes des participants, #Laurent Eichbaum
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