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photo : Tossia, Gertruda (Galla) et Pavel 

Mon grand-père maternel, Josef Kangizer, était juif et vivait avec ses parents en Allemagne. Enfin, ça n’était pas encore l’Allemagne mais l’empire prussien car au temps de Guillaume I, il fallait faire face à une longue suite de conflits entre pays limitrophes. C’est dans cette tourmente que Guillaume I déclara la guerre à la France de Napoléon III en 1870 et Josef, qui était chirurgien, s’enrôla pour soigner les blessés. Il se fit une solide réputation car il sauva la jambe de l’empereur, que les autres chirurgiens voulaient amputer. Après la guerre, une montée de l’antisémitisme fit émigrer Josef  jusqu’en Moldavie. Il fut très vite embauché dans la célèbre clinique juive de Kichinev où travaillait Fiodor Chazanowicz, aide-chirurgien qui le secondait dans ses opérations. Ils devinrent  amis et Josef était invité fréquemment à souper chez eux. Une des filles de Fiodor, Victorina, âgée d’à peine 10 ans tomba amoureuse de ce bel homme qui avait 20 ans de plus qu’elle. A l’époque, il la prenait sur ses genoux et lui chantait des chansons. Quand Victoria eut 15 ans, c’était une très belle jeune fille, toujours aussi amoureuse de son Josef. L’amour ne connaissant ni frontière, ni âge, ils se marièrent et eurent 14 enfants! Mais l’antisémitisme, qu’il avait fui monta aussi en Moldavie et par une journée ensoleillée de 1903, un pogrom fut organisé par la population, et les forces de police n’intervinrent pas. Victoria était affolée. Elle dit à l’aînée de n’ouvrir à personne et partit pour la clinique.

Quand des coups répétés firent trembler la porte, Tossia qui était l’aînée, dit à ses frères et sœurs de se cacher sous les lits. Comme il ne restait plus de place sous les lits, elle se cacha avec deux d’entre eux: Pavel et Gertruda, dans un appentis où l’accumulation d’objets hétéroclites les cachaient complètement. Les trois enfants entendirent les cris de leurs frères et sœurs que des hommes armés avaient trouvé facilement. Quand ils sortirent de l’appentis, les 11 enfants gisaient dans un bain de sang et Tossia empila sur elle et sur les deux petits des vêtements dans lesquels elle cacha tout l’argent qu’elle trouva dans la maison. Elle attendit que le soir tombe, ni son père, ni sa mère, ne revinrent. Logiquement, elle pensa qu’ils avaient été tués. Commença la longue fuite à pied à travers les bois et dans les fermes, moyennant finances, elle obtenait parfois du pain, du fromage et du lait. Tossia, dont la prudence n’avait d’égal que son courage, mit toute son instinct maternel à protéger Pavel et surtout ma mère Gertruda, qui avait 3 ans. Les traversées dans les plaines, les bois, les escales qu’elle faisait dans les fermes en travaillant pour nourrir ses 2 frères et sœurs, tout cela était dangereux. Il fallait se méfier de tout le monde. Quand ils arrivèrent en Roumanie, un soulagement énorme permit à Tossia de relâcher quelque peu la vigilance. Ils n’étaient plus sur le territoire qu’ils fuyaient et un vieux couple de roumains, qui avaient besoin d’aide, les prit en affection, ce qui leur donna un semblant de foyer. Ils restèrent 6 ans chez eux et la vieille dame s’occupait la journée de Pavel et Gertruda pendant que Tossia travaillait dans la ferme. Mais l’idée de Tossia était de vivre en France où ses parents parlaient souvent des quelques membres de la famille qui étaient installés à Saint Ouen. La vielle dame mourut , il était temps de partir. Pavel et Gertruda qui avait 9 ans, pouvait marcher. Ils traversèrent la Roumanie, se nourrissant de graines de tournesol quand ils ne trouvaient rien d’autre. Ils travaillaient dans les champs pour quelques pièces. Un jour, ils rencontrèrent une petite troupe de danse, les Martinovici et ils devinrent amis. Ils étaient trois et Tossia dansait avec eux jusqu’à ce que Pavel et Gertruda se familiarisent avec la danse. Puis, ils montèrent leur propre troupe qu’ils nommèrent la troupe Hetmanov.

J’ai retrouvé avec émotion sur internet vers les années 2000 une photo de leur petite troupe. Ils commençaient à gagner leur vie confortablement car ils dansaient très bien et étaient très demandés. Gertruda, qui ne se souvenait pas de sa mère appelait Tossia mama. Continuant leur périple, ils arrivèrent en France et à St Ouen, retrouvèrent cette partie de la famille qui les accueillirent avec émotion. Leur mère, beaucoup plus tard et par je ne sais quel miracle, les retrouva, mais Josef avait été tué. Victoria devint folle quand ses trois enfants lui apprirent qu’ils avaient été baptisés. En 1938, elle partit pour Nice avec une communauté  russe mais en 1942 les traces s’effacent, peut-être déportée quand la zone libre fut totalement occupée par les allemands.

Gertruda, de son surnom, Galla, maintenant une belle jeune fille, devint serveuse au Weepler, grande brasserie de la place Clichy , QG des officiers allemands.  Quoi de mieux pour passer inaperçue.

Quant à mon père, enfant abandonné, il fut adopté par Franceline et Lucien Foucault. Lucien  communiste et responsable au parti, fut arrêté par la police française, on lui reprocha de pouvoir «nuire à la sûreté de l’état». Interné 4 ans dans plusieurs forteresses françaises, Jean son fils se retrouva chargé de famille à 17 ans et obligé d’arrêter ses études pour travailler. 

Aidé par un ami de son père, franc-maçon, il entra comme serveur au Weepler. Le coup de foudre entre Galla et Jean fut immédiat. 

La mère de Jean adorait son Jeannot chéri et accueillit Galla chez elle, où ils vécurent, bien que n’étant pas mariés, une lune de miel pleine d’étoiles.

Quand son père revint de captivité, pour une raison que j’ignore, peut-être parce-qu’elle était plus âgée que lui, il les mit dehors. Ils trouvèrent  une chambre de bonne juste à côté de l’arc de triomphe et se marièrent en 1945. Son père refusa de voir son fils jusqu’à la naissance de leur deuxième fille, qui porta le prénom de Lucienne en signe de réconciliation.

Quant à Tossia, mariée à un marin russe, elle avait une petite fille du nom de Natalia, surnom  Natacha et quelques années plus tard, bercés par la douce voix de Staline invitant les exilés à revenir, ils repartirent malgré les pleurs de Tossia qui ne voulait pas quitter la France. Natacha avait 14 ans lorsqu’ils s’en allèrent et ils connurent l’horreur des appartements communautaires, la faim, les dénonciations, le KGB.  Tossia se pendit 6 mois après leur retour et Natacha vécut avec son père. Quand elle eut 18 ans, Natacha se maria et eut une petite fille, Nadia. Elle vivait mal en URRS mais ce n’était pas facile de quitter le pays. Malgré tout, Natacha voulait coûte que coûte, revenir en France et laissa son mari en otage. Elle arriva chez Jean, veuf et remarié depuis la mort de Galla lorsque j’avais trois ans. Le mari de Natacha ne put jamais venir rejoindre sa femme, les frontières étant de plus en plus hermétiques.

 Des trois enfants arrivés en France, Tossia, se pendit, Pavel partira au Chili du temps d’Alliende  où il connut les geôles de Pinochet après son coup d’état et Galla, heureuse avec mon père, mourut en 1953, elle avait 36 ans.

La transmission de mes ancêtres est présente entre les lignes, elle détermine en grande partie celle des descendants dont je fais partie, mais  dans les choix que j’ai fait après, ce que l’on peut appeler libre-arbitre ou liberté prend une place essentielle C’est peu mais c’est extrêmement précieux et cela tord le cou aux mauvais présages.

Natacha est morte le 1ier Septembre 2022. J’avais une grade complicité avec elle et beaucoup d’affection. Je garde très présente sa bonté et l’amour qu’elle nous portait, à nous, ses cousines germaines. Elle a dansé une grande partie de sa vie, a fait des concours internationaux, reprenant le flambeau de la danse de sa mère Tossia.

Nos relations très intimes a fait vivre dans mon cœur quelque chose de l’âme slave.

Si je reprends la métaphore de la rivière, son cours rencontre dans son voyage jusqu’à la mer des obstacles qui l’oblige à dévier de son cours naturel. Quand les obstacles sont contournés, elle retourne dans son lit et cela autant de fois que des circonstances l’oblige à le quitter. Puis, elle retrouve son chemin et sinue jusqu’à sa plongée dans cette mer qui forme les océans.
 Notre vie d’humain est aussi à cette image, empêchée par des évènements fâcheux, nous obligeant à dévier d’une route droite.

Nos choix par rapport à notre histoire est singulier, les enfants d’une même famille ont d’ailleurs  des parcours très différends. C’est notre singularité qui interagit avec les évènements de la Grande et de la petite histoire de chacun. Un fil, qu’on appelle immortel est notre venue dans une famille qui a déjà une histoire et qui la transmet sans parole. Mais ça ne cesse pas de ne pas pouvoir s’écrire, c’est la liberté de nos choix et nos limites par rapport à notre histoire que nous devons endosser.

Véronique K.

Tag(s) : #Véronique Kangizer, #Textes de participants, #Les immortels
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