-l’Autre:
Pourquoi cette fin tragique à 66 ans, en pleine gloire alors que ta vie a été si riche en créativité littéraire? Tu ne me la fais la pas à moi qui ressent chez toi ce combat permanent entre la Vie et la Mort.
-RG:
Espèce de «schmock», tu m’irrites à vouloir essayer de me comprendre. Contentes-toi d’apprécier mon humour . Personne ne pourra jamais définir ma singularité. Si c’est tout ce que tu veux savoir de moi, alors c’est mort, comme disent les d’jeuns!
-l’Autre:
Calme, Romain, d’accord, je suis maladroit, mais j’essaye simplement d’entrer en lien avec toi et de te connaître mieux. Je suis, comme toi d’origine slave et je reçois cinq sur cinq dans ton écriture cette profonde mélancolie battue en brèche par ta passion de vivre. Mon père, paix à son âme, m’a emmené très jeune au théâtre de Sacha Pitoëff rue Blanche et j’ai été nourri à la mamelle par la littérature russe.
-RG:
Pour un goy, , ce que tu m’écris commence à m’intéresser… ! D’ici à ce que je te considère comme un «mensch», il y a encore du boulot.
-l’Autre:
Détrompe-toi, je ne suis pas goy, ma mère était juive, comme la tienne… et même si la tienne était trop vivante, trop désirante, la mienne était trop morte et trop tôt.
- RG:
Même si j’adorais ma mère Mina, combien de fois n’ai-je rêvé qu’elle soit morte. Tu en as, de la chance qu’elle soit morte très tôt!
Garde en tête cette question: une mère trop vivante et une mère morte sont-elles aussi toxiques?
Écrire pour la satisfaire et à la fois s’en séparer, tu comprends, mon gars, toute ma vie a été tournée vers cet oxymore. Car elle était si courageuse, si intelligente, si aimante et si forte que, petit garçon, ses désirs étaient des ordres. Aucune limite n’arrêtait cette hémorragie d’égo. Il m’aurait fallu un père et un père très fort pour que ma forteresse personnelle ne prenne pas l’eau. Aucune sorte de père ne pouvait me sauver. Elle me le disait souvent, j’étais tout pour elle.
J’ai bien essayé de me rebeller à l’adolescence lorsque ma libido eut une place de plus en plus prégnante mais ses chantages à l’amour maternel, plus impératifs que tout, gagnèrent la partie! Je la détestais autant que je l’adorais. D’ailleurs, la haine et l’amour sont de la même veine.
Cette relation que des psy nommerait incestuelle, j’en ai beaucoup parlé à mon psychanalyste de l’époque car elle était pour moi, tout autant une force incroyable qu’un trou qui m’aspirait.
Mais revenons à nous deux, ici et maintenant.
Nous avons en commun toi et moi une souffrance qui ne nous permet pas de sortir de cette relation binaire Mère-enfant et d’en d’ancrer une autre, certes boiteuse, mais œdipienne, autrement dit une triangulation Père- Mère- Infans qui ne nous entraîne pas vers un précipice vertigineux. Quand je dis cela, j’entends que, même si un père n’est pas forcément le vrai père, en tout cas, pour qu’un enfant puisse bricoler du Père symbolique, c’est dans le discours de la mère qu’il le trouve. J’ai payé suffisamment en venant m’allonger quatre fois par semaine.
Malgré tout, j’entrevois que nous ne sommes pas si éloignés l’un de l’autre.
-l’Autre:
Ah, non, pas du tout d’accord avec toi. Ce vide létal que tu me décris si bien, m’a permis, à moi, d’abandonner ma quête des origines. Des descentes aux enfers défilèrent, me faisant saigner, mais cette bataille entre soi et soi, m’a sauvé.
Ma mère n’était bien sûr pas ta mère, et si la tienne t’étouffait, pour ma part, moi, je la faisais sur-exister, ce qui n’est pas mieux. Dans les secrets de famille et au-delà, je me suis inventé des histoires dans les nombreuses cryptes jalonnant celle-ci.
Notre dialogue me révèle qu’il n’y a pas une seule définition de soi, façon de dire qu’il y a un au-delà de soi-même.
-RG
Pour reprendre la définition de Soi à Soi, il faut croire que la littérature ne m’a donné qu’un vernis inauthentique Jusqu’à mon envie d’abandonner ce monde en me tirant une balle, mon identité était fragile car, malgré mes essais d’envol vers les femmes, mes deux mariages, avec Lesley Blanh, puis Jean Seberg, il faut croire qu’aucune envolée psychique ne m’a permis de quitter la Femme et la Mère qu’était Mina Owczynska.
je suis resté son Romouchko.
J’ai bien essayé de renaître sous un autre nom de plume, Emile Ajar. Il faut croire qu’Emile Ajar ou pas, Romain Gary ou pas, ma vie s’est jouée de mes essais de travestissements. Le schizophrène que je suis a cru pouvoir s’en sortir en se réinventant un autre nom de plume, ce qui m’a permis d’obtenir par deux fois le Goncourt.
Sur le moment, J’ai bien joui de cette farce, mais cette stratégie de survie littéraire ou de survie tout court ne m’aura pas permis de déjouer le morbide! Par contre, ce pied de nez au monde m’a redonné du courage, ce fut un moteur! L’humour aidant, j’ai ainsi brouillé les pistes pendant des années. Dans la vie, je m’appelle Roman Kacew , ce Roman qui a voulu exister pour lui-même.
-l’Autre:
Tu as créé une œuvre magnifique dont notre société se rappellera au-delà de notre siècle. D’ailleurs, la Russie s’en est emparée dans sa plaque apposée à Moscou le 18 Juin 2021.
Tu es éternel, petit Roman devenu grand sous les noms de Ajar et Gary.
Veronique K. Avril 2023