J’ai rencontré Elsa il y a quelques années. Elle était venue me consulter, pour la prescription d’une contraception orale à la demande de sa dermatologue. Elle devait démarrer un traitement contre l’acné, tout à fait contre-indiqué en cas de grossesse.
Elsa est une jeune femme de 28 ans, elle n’est pas sans beauté, d’un charme délicat et réservé que certains pourraient prendre pour de la froideur. Lorsque je lui explique les effets secondaires de ce traitement, elle me rassure, il n’y a vraiment pas de risques, elle est célibataire et toujours vierge. Elle me confie combien cette innocence est plus un fardeau qu’un choix. Lors des déjeuners entre collègues, elle est reste en retrait, écoutant plus que participant. Ils ne se privent pas de plaisanteries grivoises. Elle rit à contrecœur, pas question de passer pour une vieille fille ou une pucelle effarouchée. Elsa travaille à IBM dans un univers très masculin et vient de décrocher un CDI. Il est alors plus simple pour elle, de s’inventer un vague fiancé vivant à New York.
Non, elle n’a subi ni agression, ni abus. Son père et sa mère sont mariés depuis une trentaine d’années, ils n’ont pas divorcé, son enfance est sans histoires. Elsa est fille unique, élève obéissante, toujours première. Ses parents sont d’origine polonaise, fervents catholiques. Son père est très fier de la réussite professionnelle de sa fille, sa mère est quotidiennement insatisfaite, elle a rêvé longtemps d’une famille nombreuse. Avant Elsa, elle a fait plusieurs fausses couches. Elle se désespère du célibat de sa fille. Elle souhaite tellement être grand-mère. Tous les dimanches après la messe, entre le rôti et la tarte aux pommes, c’est la même litanie. Elsa n’en peut plus, elle redoute ce déjeuner dominical, dès le samedi soir elle en a la migraine. Avoir une contraception n’est pas un problème, bien au contraire ! Elle désire tellement qu’on la considère comme une femme, une vraie: une qui ose rire aux éclats, qui rejette ses cheveux en arrière d’un geste élégant, une qui plait et se laisse séduire par les hommes. Elle sent bien qu’elle les intimide, elle semble dénuée de tout intérêt à leurs yeux, ils l’ignorent.
Un jour elle arrive en plein désarroi. La veille, soir de cafard elle a ouvert sa boîte à souvenirs, elle a plongé ses mains dans la pile de photos. Le visage caché derrière ses cheveux, elle murmure d’une voix blanche. Le premier cliché qu’elle a pris, la montre à 3 ans, elle patauge allègrement dans une mare, à califourchon sur une bouée rouge en forme de poisson. Sur cette plage elle déborde de vie et de malice. Au fil des années sur les photos de classe, sa silhouette s’efface petit à petit, toujours le même uniforme bleu marine, la frange coupée court, vêtue parfois d’une informe blouse beige. Un cliché l’a épouvanté, c’est celui de sa profession de foi, elle disparaît complètement sous son aube blanche. Dans un geste rageur elle relève la tête vers moi, les larmes coulent, d’un cri elle explose, elle n’en peut plus de cet effacement, elle se déteste ! Cette image de petite fille modèle, elle l’exècre. La sempiternelle tarte aux pommes du dimanche, elle la vomit. Sa différence l’insupporte, elle a un corps, elle aussi ! Elle n’est pas transparente, Elle existe !
Après ce jour, je n’ai eu plus aucune nouvelles. Je ne l’ai jamais revue. Un an plus tard, un lundi matin ma secrétaire a posé sur mon bureau une enveloppe bleue en provenance des Etats Unis. Qui donc pouvait m’écrire ? A ma grande surprise, c’était Elsa. Dans son courrier elle s’excusait d’avoir tardé à écrire, elle tenait tellement à me remercier et à me donner de ses nouvelles.
Peu de temps après notre dernier rendez-vous, elle a perdu son innocence. Ceci a été une rencontre sans conséquence, l’ami d’un collègue. Il a été correct et respectueux. Cet incident sans douleur ni jouissance lui a donné des ailes. Elle a trouvé un appartement, elle a annoncé à ses parents qu’elle ne viendrait plus qu’un dimanche sur deux et comme elle se sait depuis peu allergique à la tarte aux pommes, elle apportera elle-même le dessert. Appréciée dans son travail, la direction d’IBM lui a proposé un poste à responsabilités à New York. Elle n’a pas hésité. Son chef a même rajouté d’un sourire complice : vous pourrez ainsi rejoindre votre prince charmant. Elle a acquiescé, riant à moitié. New York l’enchante, elle n’est pas pressée de trouver un fiancé, elle a mieux à faire. Cette ville, lui a fait prendre non pas de la distance, mais de la hauteur. Elle y est à son aise, elle ne s’est jamais sentie aussi vivante. Elle peut enfin croquer la pomme.
Françoise L.