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Au grand-père inconnu 

            Edmond, en ces temps de novembre il est légitime que je m’adresse à  toi. Dans la pénombre de notre grenier, entre deux cartons, une veille tante a déposé il y a une trentaine d’années, une malle en bois. Elle renferme l’histoire de ta famille Edmond, elle était destinée à l’héritier mâle, mon père. Depuis longtemps je tourne autour d’elle. Que contient-elle ? Un trésor, des secrets ? Hier j’ai osé l’ouvrir, des dizaines de lettres, des feuillets dactylographiés très fins se sont échappés. Chaque feuille  parle de toi, Edmond. Je pars à ta rencontre.
        Qui es tu Edmond, mon grand père, tué à l’ennemi comme le précise ta fiche militaire dans la rubrique : genre de mort. Tu appartiens à ces nombreux  héros tombés sur le champ de bataille pendant la grande guerre. Tu es ainsi cité par le général Guillaumat : «  Sa fin a été celle que nous pourrions tous souhaiter, parti en reconnaissance…, il a été frappé d’un éclat d’obus à la tête et c’est sans souffrance qu’il est entré dans la vie éternelle ». Edmond, je ne suis pas sûre que ta veuve soit du même avis.
        Qu’est ce que ta descendance connais de toi : une croix dans un cimetière du coté de Verdun, un nom sur un monument aux morts dans une bourgade du Rhône , un couple de statues malgaches que tu as ramené de l’un de tes voyages, une photo jaunie où tu portes fièrement ton fils. Cette guerre a produit 986 000 orphelins, toi Edmond tu en as laissé deux.
             Edmond, si je te tutoie si familièrement, il y a une bonne raison : je suis ta quatrième petite fille, désirée comme un fils. Ta mort prématurée, Edmond, n’a pas beaucoup aidé notre père à faire un garçon. Avec les filles on est sûr qu’elles ne mourront pas à la guerre! Voici pour les présentations. 
        Pour moi tu n’es pas un héros, mais plutôt le fantôme de notre famille. Toutes les années de mon enfance, ton fils mon père nous emmenait se recueillir sur ta tombe. Je n’avais aucune conscience du manque de ton absence. Mais maintenant je veux comprendre comment toi Edmond, jeune père de 32 ans a tant tenu à monter en première ligne.   
        Tu es né à Versailles dans une bonne famille bourgeoise. Tu es le quatrième de ta fratrie. Ta mère et ta sœur aînée sont les seules survivantes de cette fichue guerre, elles ont vécu respectivement  jusqu’à quatre vingt dix sept et  quatre vingt onze ans. Je me souviens bien de la silhouette de ta sœur toute guindée de noir qui nous recevait le dimanche dans son salon versaillais, je n’aimais pas trop l’embrasser. 
        Revenons à notre sujet, il s’agit de toi Edmond, mon grand-père inconnu. Tu as une enfance heureuse au milieu de tes frères et sœur. Tu aimes les balades au grand air, le dimanche au parc du Château, l’été dans la campagne normande. Tu cueilles des plantes pour l’herbier de ton père et remplis tes poches de fragments de roches plus ou moins rares. Un de tes maîtres te décrit comme un élève studieux et volontaire, indépendant d’esprit, incapable de toute complaisance et de toute compromission.
            A dix sept ans en 1899 te voici bachelier. A l’automne ton frère aîné meurt, emporté en quelques mois par cette terrible tuberculose, ton père déjà très affaibli succombe à son chagrin huit jours plus tard. Comment as tu fait Edmond pour poursuivre ton chemin ? 
            Ton souhait le plus cher est d’intégrer l’école Centrale. Tu crains de ne pas y être admis alors tu pars pour Bordeaux te présenter au concours de l’école d’agriculture coloniale de Tunis. A défaut d’être ingénieur tu seras colon. Tu es évidemment reçu à l’école Centrale, tu t’installes à Paris dans un petit appartement rue de Rivoli. J’aime t’imaginer tout jeune homme découvrant la vie parisienne. Dommage tu n’as pas pu me raconter ton Paris de 1900.

        A l’école un de tes camarades te décrit » comme un homme d’étude, un homme d’action, un homme de devoir ».  Je reconnais bien là ton fils, mon père. Le camarade poursuit : Il était très franc, quelquefois trop. Ce trait de caractère, c’est celui de ta fille, ma tante. Il paraît aussi que tu n’aimes pas ne rien faire, tu conçois des plans, tu imagines des petits appareils mécaniques. Ton diplôme en poche tu pars avec un ami découvrir l’Italie du nord, tu poursuis jusqu’en Dalmatie visiter une des seules mines de mercure. Je retrouve chez toi le gout du voyage, hérité de ton père.
    Au retour de ce périple en 1906  tu apprends ton affectation comme officier de réserve dans un régiment d’artillerie à Tarbes. Tu y compléteras ton instruction militaire pendant un an. Tu prends gout à cette vie, au climat de cette région, aux chevauchées matinales sur les bords de l’Adour. Ces engins d’artillerie t’intéressent : L’école de batterie, la manœuvre au canon, les différents tirs, l’école à feu et les exercices de nuit. Ton colonel fait l’éloge de ton travail, il en apprécie l’ordre et la précision.
        Cher grand-père je dois te l’avouer, je n’ai aucun gout pour la méthode militaire. Mais il y a un certain humour noir à entendre ton supérieur confirmer qu’en cas de nécessité tu pourras rendre d’importants services techniques à l’artillerie et à la nation. Il ne croyait pas si bien dire. Un bon technicien est un bon militaire semble-t-il !  
        Retour à la vie civile, tu cherches un emploi d’ingénieur dans les mines, tu prospectes du coté de la Roumanie et de la Serbie pour finalement choisir les mines d’or de Madagascar. Prospecteur de mines de métaux rares pour les entreprises coloniales, je ne t’imaginais pas comme cela Edmond. Voici donc, l’origine du couple de statues malgaches dont notre père était si fier. Tu t’incarnes enfin Edmond, le fantôme s’efface, je vois un homme désireux de découvrir le monde. Intéressant ce grand-père inconnu, il me réserve quelques surprises ! 
         Sous prétexte d’exploiter d’autres  mines, après Tananarive  tu pars vers Constantinople, tu y apprends le turc. En 1912 la guerre des Balkans t’oblige à cesser toute entreprise. Tu te maries en février 1914, avec une jeune lyonnaise, notre grand-mère. A peine marié tu repars en Tunisie avec ton épouse, loin de Versailles. Tu y poursuis activement tes travaux : pont à Tabarka, fondations du palais de Justice à Constantine. La guerre menace, fin juillet vous vous embarquez pour la France. A Marseille vous vous quittez, ta femme rejoint sa famille et toi le 22° régiment d’Artillerie à Versailles. Saviez vous que vous attendiez un enfant ? Mobilisation générale le 2 Aout. Votre vie commune aura duré cent soixante douze jours et votre mariage deux ans dix mois et huit jours. Ton épouse portera toujours ton deuil jusqu’à sa mort.
        Au début de la guerre, tu es désigné comme officier d’approvisionnement, poste trop peu militaire à ton gré. Lors de la bataille de la Marne ton jeune frère tombe face à l’ennemi. Ton régiment est à proximité, aussitôt Edmond tu pars à cheval reconnaître le corps. Est ce beau à voir ? Personne ne le dit. Tu vas être père dans trois mois et tu perds ton dernier frère. Quels sentiments t’animent ? La colère, la tristesse ? L’inaction à l’arrière te devient insupportable. Certains pensent que tu veux venger ton frère. Moi, je ne sais pas, l’action t’as permis sans doute de mettre la douleur à distance. Comment survivre quand tes frères ne sont plus ?
        Tu demandes au Commandant d’être affecté à une batterie, affectation que tu reçois en avril 1915.Pourtant tu n’as pas encore vu ton fils. Né en décembre, il porte le prénom de ton frère chéri. Une permission de quatre jours t’est accordée l’été suivant, ta femme t’attends, vous ne vous êtes pas vus depuis un an. Tu prends enfin ton fils, âgé de sept mois dans tes bras. L’instant est immortalisé sur la photo jaunie qui trône dans le salon.   
        Edmond, ce soir je termine la lecture de ta biographie élaborée à l’intention de ta citation pour la croix de guerre, décoration qui te fait décerner le grade de chevalier de la légion d’honneur. Je ne savais pas que tu avais toutes ces médailles, j’espère que ta veuve et tes orphelins en ont tiré quelques avantages financiers. Demain je prendrais les lettres que tu as écrites à Verdun quotidiennement à ta femme. Tu la nommes tendrement : ma chère petite Poulette. Ma grand-mère les a conservées précieusement. Tu lui réclames des chaussettes chaudes et lui conseille de ne pas se laisser faire par sa fille de quelques mois « qui hurle comme une sauvage ». Ta fille, tu l’as rencontrée lors de deux permissions. Dire que tu es mort le dernier jour de la longue bataille de Verdun ! Ta femme a remué ciel et terre pour savoir où et comment  tu étais tombé. Ils ont été nombreux à lui répondre. 
        Pour conclure, cher grand-père, derrière le valeureux capitaine, j’entrevois l’homme que tu étais. Edmond, tu me deviens moins inconnu. 

 

  Dans l’ombre du héros

           Cher Edmond 
        Je reprends ma plume pour te raconter ce qui est advenu après ta disparition. En décembre 1916 ta femme se retrouve seule à élever un fils de deux ans et une fille de trois mois. Ils vivent entre une grande maison située dans les monts du Lyonnais ou un immeuble familial en centre ville. J’ai un intérêt particulier pour ton fils : Pierre est mon père. (Entre nous, nous l’appellerons ainsi) Comment a-t-il fait pour grandir avec ton souvenir en guise de père. Edmond le sais tu ? Pierre a toujours entretenu ta mémoire. Nous nous recueillions sur ta tombe régulièrement, le tableau de ton portrait veillait dans le salon, deux statues malgaches trônaient sur le buffet de la salle à manger. Ton fils chérissait ce couple de bois, il l’a emmené de Lyon à Paris après la mort de sa mère. Avoir comme parents une mère toujours habillée de noir et l’image d’un héros de guerre, inspire obéissance et sagesse. 
        Mon père a-t-il souffert de ton absence Edmond ? Il n’en parlait pas à ses enfants. Matériellement il n’a pas manqué, tu sembles avoir pourvu à leur confort. Leur mère veille à l’éducation de tes enfants. Musicienne, elle a cœur à leur offrir des instruments de qualité, les soirs d’hiver ils s’installent pour jouer, ta femme au piano, ton fils au violoncelle, ta fille au violon. Cette intimité musicale mon père me l’a confié peu de temps avant sa mort. Edmond, tu aurais été fier de les entendre. Ta femme et tes deux enfants sont très entourés, ils vivent dans de grandes maisonnées familiales aussi bien pendant l’année à Lyon, que lors des vacances. Ton fils grandit en compagnie de sa mère, de sa sœur, de sa grand-mère, de sa tante, de ses cousines. Beaucoup de femmes, peu d’hommes, la guerre a fait des ravages. Les frères jésuites l’instruisent. Sur les photos c’est un blondinet aux yeux bleus, le visage sérieux, le regard franc. Il te ressemble, Edmond, c’est un garçon raisonnable, loyal. Responsable il l’a été comme fils, comme frère, comme époux, comme gendre, comme père.  Il n’a jamais manqué à son devoir. Orphelin de père il a beaucoup protégé sa mère, jusqu’au dernier jour.
        Je me souviens d’une de ces lettres d’enfant : il s’inquiète pour sa mère qui doit faire seule un long voyage en voiture. Ton fils, Edmond est un petit homme attentif et réfléchi. Tes enfants ont veillé sur ta veuve jusqu’à son dernier jour. Ce jeudi de l’Ascension 1945 elle tient à assister à la messe, l’armistice a été signée trois jours plus tôt. Elle souffre de problèmes respiratoires, elle ne peut s’y rendre à pied. Alors ton fils l’installe sur sa bicyclette, c’est ainsi qu’ils se rendent à l’église. Elle est morte le soir même, dans son lit à cinquante huit ans. 

        Ton fils, Edmond n’a pas vécu dans ton ombre, il a marché dans tes pas. Il choisit le même métier, il intégre une école à statut militaire, l’école polytechnique. Etre entouré de camarades lui plait visiblement, il y chahute joyeusement, dans l’orchestre il aime jouer de la contrebasse ou du trombone à coulisse. Mon père ne m’a jamais raconté sa drôle de guerre mais il a été officier d’artillerie comme toi. Il est décoré aussi de, la croix de guerre. En tête de son curriculum vitae il met en première ligne : Père, ingénieur mort pour la France en 1916. C’est bien toi le héros, Edmond, lui ne fait que son devoir, en toute discrétion. Ton fils est fier de toi, Edmond, cela il peut l’être, contre toi il n’envisage ni de se rebeller, ni de se plaindre, un héros de guerre mérite tous les honneurs. En dressant ton portrait Edmond, je comprends pourquoi mon père  respectait tant l’autorité quelle qu’elle soit. Dans les conflits familiaux il intercédait en faveur de ses nièces. Il était démuni  devant sa cadette qui cherchait à le défier, en Mai 1968. Remettre en cause l’autorité était inconcevable pour lui, cela ne se faisait pas. Comme toi Edmond, il était un homme de principes. Avoir perdu son père à la grande guerre, puis sa mère juste après la deuxième, fait redouter sans doute  tout mouvement contestataire.  
         Bien entendu Edmond ta mère, ta femme, ta sœur lui ont parlé de toi. Mais aucun récit ne peut se substituer à la voix, aux bras, à l’odeur, à la personne du père. De ce manque pouvait-il en avoir conscience ? A trente deux ans, après la mort de sa mère, Pierre tombe amoureux de sa lointaine petite cousine, ma mère. Cette jeune fille brune est fille unique, ses parents l’apprécient et l’accueillent comme un fils. 
        Par son mariage, Edmond, ton fils connaît la douce intimité d’une famille, l’affection d’un beau-père, polytechnicien comme lui. Ce beau-père l’engage dans son entreprise. Edmond, voici ton fils courir comme toi au moyen Orient surveiller l’asphalte et le bitume du port de Lattaquié. Pierre est un heureux père de famille, il construit sa maison à proximité de celle de ses beaux parents. Il peut y jardiner en toute tranquillité, écouter sa musique loin du brouhaha de ses filles. Un après midi de juin, son beau-père meurt d’une fracture du cœur. Pierre a cinquante ans, il  perd son travail, sa femme  attend un sixième enfant. Il n’exprime ni colère ni tristesse. Neuf mois plus tard le fils tant attendu vient au monde, je me souviens encore de sa joie. Les années  passent, ses filles le font grand-père, il fatigue, sa retraite vient à point. Il entreprend des études de théologie avec sa femme, le voilà de nouveau étudiant. Pierre me raconte avec le sourire que dans certaines disciplines ma mère est bien meilleure que lui. A la veille de ses soixante dix ans, le cœur usé Pierre disparaît, lui aussi un après midi de juin. Il n’y a pas de doute Edmond, ton fils t’a toujours cherché, il a accomplis ce que tu souhaitais certainement, une vie de famille simple et heureuse.
         Avec mes mots j’ai pu te conter ton fils, mon père. Car par lui, Edmond, ton sang coule dans mes veines. Dans le noyau de mes cellules réside une part de ta mémoire. Cher Edmond, notre correspondance s’achève, je vais refermer la page de ton souvenir. Merci pour la rencontre. 
             Françoise L.    Le 11 novembre 2023

P.S : Dernière remarque Edmond, depuis que tu as été tué à l’ennemi, les hommes n’ont cessé de se faire la guerre.
            
Françoise L.

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