La Marie
Du plus loin que je me souvienne j’ai toujours connu la Marie. Elle habitait à la sortie du village, dans une vieille bicoque à la lisière de la forêt. Elle vivait seule avec toute une ménagerie qui piaillait, miaulait, caquetait. Dans son potager un touffu désordre de fleurs et de légumes prospérait allègrement. Elle sortait peu. Le mercredi, la Marie allait au village escortée par son grand chien noir, elle se rendait tout d’abord au bureau de poste. A l’heure de midi, elle poussait la porte du café et marmonnait un Bonjour à peine audible. Les habitués lui rendaient son salut, alors la Marie se faufilait jusqu’à la table du fond. Bernard le cafetier tout en prenant sa commande, l’interpellait: « Des nouvelles ? ». Elle hochait la tête : « Non, pas cette semaine ». Une heure plus tard la Marie repartait comme elle était venue, flanquée de son chien et coiffée de son chapeau de velours vert.
Je l’aimais bien la Marie, elle n’était pas comme tout le monde. Elle ne se mêlait jamais des commérages, elle nous souriait toujours, à nous les enfants. Les autres se moquaient derrière son dos, la traitant de drôle de sauvageonne, d’espèce de sorcière ou d’hurluberlue. Ils racontaient qu’elle se promenait en chemise les nuits de pleine lune, que d’étranges pavots poussaient dans son jardin en quelques heures et en disparaissaient aussi vite.
Moi, je l’aimais bien la Marie, contrairement à eux, je n’en avais pas peur. Quelquefois elle semblait bizarre, elle restait enfermée chez elle des jours entiers, elle détestait que les voisins viennent l’importuner. Les soirs de fête son arrivée se faisait remarquer, la Marie était tout de rouge habillée. Elle valsait de bras en bras, sa robe virevoltait, ses yeux brillaient. Je ne sais pas pourquoi quand la Marie avait trop bu, elle appelait tous les hommes Dominique. Les femmes jasaient, la regardaient en dessous, jalouses. Moi, je la trouvais très belle, la Marie dans sa robe coquelicot, ce n’était pas une sorcière, c’était une princesse. En m’endormant je songeais : quand je serais grande, j’aurais une robe rouge comme elle !
Un dimanche mon parrain est venu. Il m’a dit, viens je t’emmène chez une amie chère. Et nous voici chez la Marie ! Je ne savais pas qu’un intérieur pouvait être si douillet, bien sûr comme dans toutes les maisons du bourg il y avait une table, des chaises et du feu dans la cheminée. Mais chez Marie ce n’était pas pareil : deux chats tigrés ronronnaient lovés devant le foyer, sur la table ronde il régnait un joli pêlemêle de cahiers à demi griffonnés, de crayons de couleur mal taillés et de tasses à café encore pleines. Les chaises étaient de couleur acajou, les coussins faits d’une soie pourpre, sur le buffet trônait une coupe pleine de pommes rouges, le long des murs les livres débordaient des étagères. Du haut de mes dix ans je n’en avais jamais vu autant. La Marie m’offrit un chocolat chaud et du pain d’épices. Ce fut un régal dont je me souviens encore.
Sur le chemin du retour mon parrain me conta l’histoire de Marie : sa gaieté, son franc parler, sa curiosité insatiable, sa passion des livres. A vingt ans elle rencontra Dominique, son grand amour. Il disparut lors des évènements d’Algérie, ensuite ce fut l’attente désespérée, le chagrin infini. L’enfant qu’elle portait, n’y a pas survécu. Submergée par la douleur, Marie s’est confinée dans une douce folie.
Les semaines suivantes, après l’école je retournais en catimini dans la maison de Marie. Le seuil à peine franchi, je découvrais un autre monde, celui des lectures de Marie, j’en ressortais éblouie. Certains jours sa porte était close mais à chacune de mes visites elle me faisait le délicieux chocolat à la cannelle. Les livres, je pouvais enfin les toucher, les caresser, les gouter, les dévorer. Moi, je l’aimais vraiment beaucoup la Marie.
Des années plus tard après le lycée, je suis retournée au village. J’appris que Marie n’était plus. Un soir d’euphorie, elle avait débarqué à la gendarmerie, brandissant une bouteille a moitié vide. Naturellement elle avait revêtu sa robe écarlate et coiffé son chapeau vert. Ce fut un beau chahut. Pour les braves gens c’en était trop ! Quel scandale ! Le maire avait dû faire interner Marie, assurément pour son bien. Marie ne l’avait pas supporté et mit fin à ses jours.
Moi, j’aimais beaucoup Marie. Quand je serais grande, je serais hurluberlue !
Françoise L.