Extravagants
« Il faut bien connaître les règles avant de les briser ». La formule me parut assez absconse lorsque notre père nous l’administra au cours d’une partie de cartes jouée avec mon jeune frère. Elle prit tout son sens lorsque je me rendis compte, l’âge aidant, que mes parents prenaient souvent leurs libertés avec les usages et les normes qui nous avaient été précédemment inculquées. La plupart du temps, leurs idées loufoques naissaient d’un rien, d’une remarque, d’un détail, d’une idée jetée en l’air par l’un sans y réfléchir et aussitôt attrapée au vol par l’autre pour la mettre à exécution, en forme de défi lancé à soi-même. Les jeux de société traditionnels s’offraient souvent en proies à leur appétit pour la transgression. Une émulation réciproque, nourrie par leur forte propension à ne pas paraître moins audacieux que l’autre, donnait souvent à leurs échanges, d’abord anodins, un tour inattendu dont le point d’arrivée ne manquait jamais de nous surprendre. Il me revient qu’un jour ma mère, l’air innocent, alluma la mèche lors d’une partie de scrabble.
- C’est dommage d’avoir seulement sept lettres. Et si on en prenait plus ?
- Moi je trouve qu’on a pas beaucoup de place pour poser ses mots.
- Il nous faudrait une plus grande grille…
- Ou alors deux, côte à côte.
Notre père se chargea le lendemain soir de donner corps à l’imagination parentale : il apporta un second plateau de jeu, qui fut posé à côté du second et on versa les deux pochons de lettres dans un sac plus grand. Mes parents me faisaient l’impression de deux gamins ravis d’avoir outrepassé les règles. Avec le recul, on pourrait dire qu’ils venaient simplement d’appliquer au scrabble le principe de réalité augmentée. Déjà déstabilisé par la configuration nouvelle et incongrue de la partie, l’innovation ne me parut pas aussi probante lorsque je tirais deux W et un K en piochant mes dix lettres et j’insistai bien vite auprès d’eux pour revenir aux règles classiques. Par imitation, mon frère proposa par la suite de mélanger les pièces de deux puzzles mais sa suggestion audacieuse resta sans suite. Le concept parental de jeu élargi fut en revanche transposé avec succès à d’autres activités : on joua à la bataille avec trois jeux de 52 cartes, on réunit deux jeux de dominos identiques pour avoir la chance de piocher deux double six, notre Monopoly se vit augmenté de nouvelles rues et de l’obligation d’acheter des matériaux avant de pouvoir y construire des immeubles. Même si le résultat de ces innovations n’était pas toujours à la hauteur des espoirs qu’elles avaient suscités, elles nous permettaient d’enrichir la perception de nos jeux traditionnels en en créant des dimensions supplémentaires, connues de nous seuls.
La créativité de nos parents s’illustrait aussi en cuisine. Dans nos assiettes, les mariages les plus audacieux concurrençaient avec bonheur les recettes les plus traditionnelles. C’est en combinant d’abord au hasard avec eux les ingrédients, puis en améliorant les expériences réussies, que les compétences culinaires de leurs deux enfants purent prendre racine. Si certains plats improvisés en famille, tels les rognons de porc au chocolat ou encore la meringue poivrée n’ont eu aucune postérité, d’autres innovations comme la tarte au thon (d’ailleurs autant appréciée pour ses saveurs que pour ses allitérations) ont agrémenté généreusement nos déjeuners dominicaux.
Leurs extravagances pouvaient aussi naître d’un challenge lancé à l’un des membres de la famille. Les « je parie que t’es pas cap de... » et les « chiche que tu... » étaient monnaie courante à la maison. Les jeux d’esprit aussi. À tout moment, le défi pouvait être lancé de livrer à tour de rôle tous les mots commençant par telle syllabe ou finissant par telle autre, ou encore le nom des capitales. Les exercices lexicaux occupaient fréquemment les temps de détente, les déplacements en voiture, les temps d’attente chez le médecin ou à la caisse du supermarché. Les jeux de mots aussi drôles qu’inattendus fusaient souvent, même ceux de mauvais goût, à vrai dire les plus amusants. Lors d’une descente de voiture au centre ville de Giens, notre père nous mit ainsi en garde sur un ton docte.
« Prenez garde en descendant, il y a des cavernes partout ici.
- Des cavernes ?
- Oui. Faites attention aux grottes de Giens. »
L’une de nos activités les plus réjouissantes se déroulait dans les lieux publics fréquentés : parking de supermarché, rue passante, sortie de gare. Elle consistait, après avoir garé la voiture à proximité et en restant quelques minutes à l’intérieur de l’habitacle, à observer les passants et à exprimer leurs pensées ou leurs propos à la manière d’un doublage de film. Je me souviens d’une scène près de la place du marché, où un client fouillait successivement toutes ses poches pendant que mon père lui faisait dire à peu près ceci :
- Où est-ce que j’ai bien pu fourrer ma liste ? Ça ne fait rien, il faut deux tranches de poireau, une botte de saucissons, une demi-asperge… Non c’est pas ça. Une asperge pas trop cuite, deux tranches de fraise, un litre de jambon… Non je me trompe… Ahhhh bon sang où ce que je l’ai mise ?…
Ma mère n’était pas en reste, qui prêtait à l’épouse du précédent des pensées tout aussi drôles à nos oreilles d’enfants :
- Oh ! mais qu’est ce qu’il fait à se gratter partout comme ça ? Et en public en plus…
Mon frère et moi prêtions bien sûr notre concours à ce jeu inépuisable. Au-delà des fous-rires suscités à ces occasions, il constituait un excellent exercice d’observation et d’improvisation en même temps qu’il ouvrait nos yeux sur la réalité d’êtres de chair et de sang habités comme nous de pensées intérieures, de désirs, de petites contrariétés, de joies anodines.
Mes parents ne se contentaient pas de divertissements immatériels. Il s’agissait parfois d’accomplir un acte original ou symbolique, requérant un temps de préparation important et des moyens conséquents. J’avais huit ans lorsque le projet de nous baigner au moins une fois dans chacun des océans du globe germa dans l’esprit de Maman. Dix ans plus tard, l’objectif était atteint lors d’un plongeon familial dans l’océan indien. Leurs fantaisie créative n’avait d’autre enjeu qu’un plaisir ludique partagé et mon frère et moi prenions plaisir à jouer les victimes collatérales consentantes de leurs concours d’excentricités.
L’apothéose de leur loufoquerie nous tomba dessus un samedi de juillet, attablés à déjeuner autour d’un poulet à la bourguignonne, dont papa est l’inventeur de la recette. Après le journal de 13 heures consacré en grande partie à l’étape cycliste de la veille, notre père décréta qu’un Tour de France avec des trous et passant par Clermont-Ferrand n’en était pas vraiment un. Tout en attirant le plat à lui, il ajouta :
- Le Tour de France c’est bien, mais le tour de la France, c’est encore mieux.
Puis, le visage penché au-dessus du plat, il piqua un morceau de pain au bout de sa fourchette pour le tremper dans la sauce, guettant son effet sans en avoir l’air.
- Tu veux dire faire le tour par le bord ? La côte et les frontières ?
La question de ma mère n’en était pas une : les yeux brillants, elle acquiesçait déjà et son ton interrogatif n’avait pour but que d’expliciter à notre attention la pensée faramineuse de papa. Nos parents nous avaient habitués jusque là à des escapades improbables et des actes dont l’ampleur modeste ne portait pas à conséquence. Mon frère et moi avons compris qu’il s’agissait une ènième plaisanterie sérieuse lorsque les cartes routières se retrouvèrent sur la table du salon, pour choisir le point de départ. Par habitude autant que par curiosité, nous avions alors commencé à contribuer au projet parental pharaonique jusqu’à ce que les 20 000 km de côtes et les 3 000 km de frontières avec les pays limitrophes – dont nous avions en passant fait la liste – ramenèrent nos parents sur terre.
Je ne sais, pour reprendre la pensée de Pascal, si mes parents étaient esclaves du divertissement. Avec le recul, je sais en revanche avec certitude que leur inclination à l’amusement, leur propension à s’affranchir des règles, à se jouer des conventions, à explorer au-delà d’eux-mêmes des univers dont ils fixaient les limites auront agrémenté notre vie de famille d’une fantaisie rare et riche de sens. Ils ne se départirent jamais de leur humeur spirituelle, même dans les moments les plus sombres de l’existence car ils savaient toujours observer le réel sous son meilleur jour. À l’enterrement de maman, papa eut ce mot triste et drôle à la fois, dont le double sens m’échappa sur le moment mais me fait sourire aujourd’hui. Debout devant la tombe encore béante où était déposé le cercueil, il dit à voix basse, en forme de reproche mêlé de tendresse : « c’est pas du jeu ». Privé de sa partenaire préférée, il quitta à son tour la partie quelques mois plus tard, non sans avoir auparavant trié soigneusement les lettres des deux jeux de scrabble pour les replacer dans leur boîte d’origine. J’ignore s’il eut alors le sentiment de refermer deux cercueils.
Laurent Eichbaum