L’enfant que j’étais, aimait beaucoup la magie de Noël, les nuits longues et froides, les rues illuminées, les vitrines féeriques du Bon Marché, l’attente de la messe de minuit, il est né le divin enfant, sonnez hautbois, résonnez musette. Le point culminant de cette magie était la cérémonie des cadeaux. Le père en est le maître d’œuvre, le salon est interdit aux mineurs depuis la veille au soir. Le lendemain, au lever les enfants piétinent en pyjama devant la porte close. Il nous faut nous laver, nous habiller, nous coiffer et enfin se ranger en file indienne dans un ordre précis et immuable, les plus jeunes devant, les adultes derrière. La tribu chuchote, attendant impatiemment le signal. De l’autre coté de la porte notre père s’affaire aux derniers préparatifs, déposant les cadeaux qu’il a achetés en secret. Il allume les bougies et met son précieux disque, le Noël des santons, enfin le salon nous est ouvert.
A trente ans, je déclare forfait pour Noël. Le maître d’œuvre n’est plus, son cœur s’est brisé un après-midi de juin. Pour exorciser son absence, la famille se doit de se réunir. Pour la jeune femme que j’étais, ceci est au dessus de ses forces. Alors elle s’enfuit à des milliers de kilomètres, entraînant dans son sillage une complice. Leurs longues études achevées, elles éprouvent le besoin d’une trêve avant de s’engager dans la vie active pour quelques décennies. Elles n’ont pas hésité longtemps sur le choix de leur destination, ce sera un continent plein de mystères. Un matin d’hiver elles s’envolent enthousiastes, elles voyagent léger, sac à dos, jeans, tee-shirts, de la place à revendre pour les souvenirs. Elle se souvient encore de ce premier bain dans l’océan indien, le quinze décembre précisément, sur la plage de Goa. De l’autre coté du monde les vagues sont chaudes et vivifiantes, magie du dépaysement.
Elles ont atterri à Bombay quelques jours avant, elles sont tout de suite happées par le contraste de cette métropole. Une misère noire s’étale sur les trottoirs, entre deux passages cloutés une marée humaine traverse indifférente. Le dimanche il règne une paisible sérénité, dans l’azur du ciel des centaines de cerf- volants se déploient en un ballet multicolore. En guise d’illuminations une foule dense et colorée portant saris et turbans grouille dans les rues. Pas d’odeur de sapin ni de marrons chauds mais du tchaï mousseux à la cardamone et des guirlandes de jasmin. Le 24 décembre les indiens les interpellent non plus du sempiternel : « Do you come from ? » un peu agressif mais d’un joyeux « Merry Christmas » tintant à leurs oreilles, comme un carillon de grelots. Le jour de Noël il y a cirque, elles se précipitent, c’est une troupe familiale, très féminine. Les jeunes acrobates sont parées de simples maillots deux pièces de couleur rouge, leurs mi-bas blancs recouvrent leurs mollets musclés. Ni strass ni paillettes, aucune fanfreluche. Ce cirque sans apparat leur est à la fois insolite et familier. A la fin du spectacle la foule se lève brusquement, elle se disperse aussitôt, dans un silence total. Cette coutume de ne pas applaudir les surprend.
Cet étonnement est de courte durée, sur le chemin du retour elles croisent un joyeux tintamarre parfumé, à cette heure de la nuit une procession religieuse ! En avant du cortège un pachyderme tout chamarré d’or et de rouge avance d’un pas placide, balançant sa trompe de droite à gauche. Il transporte sur son dos une divinité sacrée. Discrètement du haut de ses trente ans elle s’approche, tend le bras, sa main effleure la peau douce et rugueuse de ce géant.
Ma paume se souvient encore de ce Noël où elle a caressé le velours d’un éléphant, il y a bientôt quarante ans.
Françoise 2L.