Nous étions trois dans cette chambre d’enfant, jamais tout à fait les mêmes mais toujours les plus jeunes. Pour y pénétrer il faut descendre deux marches, la pièce est en forme de L au bout du couloir, ses fenêtres ouvrent sur une enfilade de cours et de jardins. Les voix féminines du collège Sainte Marie rythment les heures du jour, le murmure de la ville ne trouble pas nos nuits.
En entrant, sur la droite une armoire à glace à trois portes, la penderie de notre mère lorsqu’elle était jeune fille, de part et d’autre des étagères parsemées de livres, couleur crème comme l’armoire. À hauteur d’enfant l’ensemble est imposant. En face, le long du mur un petit lit, selon l’âge du locataire un berceau en piqué de coton blanc ou un lit miniature de serge bleu.
Au fond de la pièce l’espace est vaste, le jour un seul lit, qui la nuit se multiplie par deux, ces fameux lits gigognes de bois clair qu’il faut hisser péniblement tous les soirs. Un beau dessus bleu roi fleuri de pâquerettes et de boutons d’or les recouvre. Devant l’ancienne cheminée, à gauche de la fenêtre une jolie commode en chêne surmontée d’une glace ronde, sur le mur du fond une vitrine de verre, véritable caverne d’Ali Baba recelant des trésors, des souvenirs ou les menus cadeaux que nos grand parents nous rapportent de leurs escapades.
Si la taille des habitants, le nombre de lits et la couleur des couvre-pieds ont varié au fil du temps. Le revêtement de sol est resté immuable, un épais linoléum bleu veiné. Il tapisse tout l’ensemble de la pièce. Selon la lumière il se teinte de nuances marines, reflets foncés de mer démontée ou clarté uniforme de calme plat. Sur ce lino s’inventent des jeux multiples, si celui de la mare au canard nous captive, il en est d’autres plus audacieux. Lorsque notre humeur s’y prête et que la météo est favorable nous embarquons pour les mers du sud, nous naviguons entre nos lits gigognes, ne craignant ni les naufrages ni les abordages. Les tempêtes ne sont jamais de longue durée, à la faveur de l’accalmie nous mettons le cap sur de nouveaux pays imaginaires. Cet horizon de vagues est ancré dans ma mémoire, son invitation au voyage m’anime encore.
A onze ans, je deviens la grande des petits. Pour fêter cela mon père me fabrique avec une plaque de formica mon premier bureau. Il le visse entre deux étagères, tout proche de la fenêtre. J’en suis fière et ravie, ce bureau est couleur bleu linoléum.