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Une mémoire témoin

Âgée de plus d’un siècle je suis remisée au fond d’un sombre entrepôt. Je me nomme Armoire à Glace et avec mes consœurs nous avons connu nos heures de gloire. Désormais esseulée, je ne regarde plus personne et personne ne cherche plus son reflet en moi. Je suis passée de mode mais je garde ma vertu de la vérité des corps que je renvoie de bas en haut. Cette qualité fut sans conteste plus importante que mes capacités de rangement.

Quelle vie depuis ma naissance en 1920, et mon installation dans la spacieuse chambre de mes acquéreurs. Tout de suite je me suis rendue complice de ma propriétaire, Marie, femme moderne pour son temps et pleine de malice. Je me souviens de ce moment où sa couturière l’épingle à la bouche lui confectionne une robe en satin vert. Devant moi, les deux femmes friponnes se mettent d’accord pour découvrir les fines chevilles de Marie. Elles rayonnent de leur audace d’une robe plus courte. Cette décision gage d’une féminité assumée se relèvera la première d’une longue série au fil des années dont je serai invariablement la témoin. 

 Dans mon faisceau de lumière, journellement je renvoie à Marie son allure sans cesse au goût de la saison. Avec mon jugement implacable sans qu’aucun mot ne soit utile je détecte  son désir d’émancipation  et selon mon humeur j’acquiesce ou pas à son apparence selon l’ événement à fêter ou à pleurer. Parfois elle doit corriger son extravagance, comme ce jour où elle se mire devant moi avec un chapeau fabriqué de fleurs et d’oiseaux de toutes les couleurs, un vrai épouvantail, j’avais envie de fuir. Elle a bien vu que je m’attristais de son choix, aussi elle ne se chapeauta qu’une seule fois de ce couvre-chef. Il retrouva sa place dans une boîte en carton sur une de mes étagères et n’en bougea plus. En revanche quand Marie tourne sur-elle même resplendissante avant d’aller à un dîner chez les bourgeois de sa ville où il est prévu de danser, je la complimente pour sa robe frangée en crêpe de chine rose nacrée et ses chaussure à lanière assorties; Son apparat laisse deviner son corps souple qui respire d’une nouvelle liberté mais, je dois prendre un air sévère pour lui rappeler la sagesse morale et religieuse à laquelle elle ne peut disconvenir. Je la comprends, elle veut conserver la jeunesse de son profil. Je l’aide à y parvenir de mon mieux encourageant l’un de ses plaisirs favoris à feuilleter les catalogues de confection où elle s'enquiert des nouvelles modes si changeantes. Cette occupation favorite vise aussi à suivre l’évolution de la modernité féminine à laquelle elle tient absolument.

Après l’âpre guerre mondiale, je dois bien reconnaître son vieillissement, et c’est sa fille Hélène qui prend la relève quand elle se contemple en moi sous toutes les coutures vêtue d’un tailleur en tweed à la veste cintrée et la jupe mi-mollet. Je lui assure mon admiration. C’est une belle femme mais j’avoue que quand elle s’est présentée devant moi avec un  pantalon ample et un twin-set en maille de jersey un béret plaqué sur le côté droit de sa tête j’ai sursauté de surprise. Un véritable changement. Un pantalon !Voudrait-elle imiter son récent mari ? Celui-là c’est mon rival, on le surnomme «l’armoire à glace» quelle ignominie!  Sa carrure imposante n’a rien à voir avec l’élégance qui se réfléchit dans mon spectre. D’ailleurs je me remémore le jour de son enterrement où Hélène le cœur serré et le teint blême ajuste son manteau en loden noir me fixant le regard noyé de larmes. J’accueille son chagrin mais je ne peux rien pour elle, je suis triste aussi, toute joie éteinte. Je l’invite à baisser la voilette de son chapeau sur son visage pour rester digne. A la suite de ce deuil bien que toujours tirée à quatre épingle elle me néglige, elle garde le noir pour habit et me fait de moins en moins appel. Je suis l’ombre de son ombre. 

Sa fille unique, Catherine, me fait revivre. La jeune fille rebelle me secoue du passé et je me lance dans une révolution inédite. Sans retenue je lui adresse son éclat dans une mini jupe ou une robe trapèze très courtes et dévoilant ses jambes chaussées de bottes blanches ou de ballerines avec ses cheveux longs et libres. En plein été sans pudeur j’éclaire son corps mince ridiculement vêtu d’un bikini. Un clin d’œil entre nous et la voilà fière d’elle avant son rendez- vous sur la plage. Confidente je sais quand elle rencontre un nouvel amour car elle me fait subir des essayages sans fin pour au bout du compte choisir toujours le même petit haut bleu marine qui la met en valeur. Je joue le jeu, il faut bien, c'est mon rôle dans la chambre où je n’ai pas bougé . Je cerne qu’elle aussi comme sa mère s’affranchit des règles établies pour s’affirmer et contribuer à modifier le statut des femmes. Pendant quelques années elle est partie à l’étranger et je me suis ennuyée,je regrettais sa fantaisie et ses revendications. 

 A son retour je fais la connaissance de Chloé, sa dernière enfant. Catherine devenue terne et rondelette après son divorce laisse sa place. J’adresse à la jeune fille sa ressemblance avec son arrière- grand-mère Marie. Mais la civilisation est tout autre. Elle défile de manière répétitive en jeans et baskets. Parfois mon égo est troublé quand elle se déhanche dans un pull montrant son nombril avec un jeans troué. L’époque ne connaît plus ni le raccommodage ni la reprise depuis longtemps, mais dans le fond se perpétue toujours l’expression de l’émancipation des femmes par le choix de leur accoutrement. En ce début du nouveau siècle des trous effilochés sur les pantalons la représentent. Marie si raffinée doit se retourner dans sa tombe. Je dois cependant concéder à la séduction irrésistible de la jeune adolescente. Mon regard lui avoue cette vérité surtout quand cabotine elle pose du rouge sur ses lèvres.

Je ne peux m’empêcher de vous confier mon dernier et tendre échange charnel avec le fils  de Chloé devenue maman. Tenu dans les bras de sa mère dont je n’ai pas retenu ce jour là l’habit mais seulement sa mine bienheureuse, je me suis attachée, comblée, à faire connaissance avec le petit, son visage collé sur ma glace et, babillant joyeusement de se découvrir grâce à moi, et en moi. Quelle magie ! 

 Tous ces souvenirs et ceux que je garde secrets des corps nus, beaux ou abîmés, à tous les âges de la vie, je les conserve au cœur de mon psyché. J’ai accompagné tous les désirs et tous les états d’âme de  mes proches sur cinq générations. Je mériterais d’être récompensée d’une médaille pour ma fidélité et ma connivence partagées avec chacun. En  étant leur véritable double j’ai incorporé toutes leurs émotions, des fous rire insensés aux pleurs inconsolables. Savent-ils que les souvenirs qu’ils gardent d’eux mêmes se sont engrangés grâce à mon reflet? Tout comme un coquillage chantant la mer à l'oreille, je réfléchis à leur histoire vécue à tout jamais. 

 Aujourd’hui dans mon coin je ne désespère pas d’un nouveau regard posé sur moi où encore un autre se reconnaîtra pour m’emmener continuer mon destin avec le sien de pied en cap. 

Francine 

7 avril 2023

 

Tag(s) : #Francine H., #Un meuble, #Textes des participants
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