Jeanne aime assez à se perdre dans les rues tortueuses de Vinci après s'être fatigué les yeux et le cœur sur les croquis du maître. Quand ses doigts tachés de peinture s'engourdissent, elle pose ses pinceaux et sort. Invariablement, elle part de chez elle et malgré son âge avancé, marche au hasard des rues, attentive à son souffle et à bien placer ses pas. Elle s'enfonce avec délice dans la géométrie anguleuse et ocre pâlie des maisons empoussiérées de la vieille ville ...
Attachée à ne penser à rien d'autre qu'à son cher Léonard.
À l'heure où elle sort, le soleil de la Toscane pleut encore sur les têtes et les épaules comme sur les tuiles roussies, et sur le dos arrondi des vignobles en contre-bas.
Le vent souvent joue aussi dans les oliveraies alanguies de la chaleur, tout autour...
Tout lui va, pourvu qu'elle puisse épouser la marche du temps.Mais exceptionnellement, - et alors qu'elle s'est échinée tout le jour à reproduire les croquis de chats de son génial inventeur- ; il pleut ce soir. Jeanne s'entête pourtant et sort sous la pluie. Elle emprunte une fois de plus une rue inconnue et, -égarée dans son urgence à ne penser qu'à lui-, aveuglée aussi par le rideau de l'eau ; ne remarque pas le rétrécissement du passage, la progressive mise en terre de la voie...
Quand elle s'en aperçoit, enfin ; le chemin est devenu un sentier très étroit entre des maisons abandonnées... Les toitures ont cédé, les murs dévoilent l 'impudique de leurs moellons offerts et ruisselants...
La végétation à présent drue, piquante et agressive la fait ralentir puis enfin s'arrêter ; les pieds entravés comme jamais par des ronces et du liseron qui s’enchevêtrent dans un entrelacs pour bloquer le passant.
Elle pense à un moment pouvoir de ses deux mains cassées au bout de ses bras tendus, circonscrire la largeur de la rue, l'inscrire ainsi dans un carré.
Elle sourit à voir aussi l'incurvé du sol sous ses pieds, -qu'un instant-, elle imagine... nus.
Au dessus d'elle -dans le ciel qui lui tombe à verse sur la tête et les épaules-, croasse un corbeau lamentable et trempé. L'ornithoptère de Léonard n'aurait pas pu voler sous une telle pluie, s'accorde-t-elle encore à penser avant de frissonner.
Le clapotis de l'eau devrait l'apaiser et pourtant, en ce moment précis ; il l'inquiète.
Bizarrement, juste à ce moment-là, l'averse faiblit un peu.
Alors que -trempée-, elle cherche à se dégager de l'entrave végétale en s'appuyant de la main gauche contre un mur ; son œil incertain est attiré par une plaque rectangulaire vissée sur cette maison en ruine. La toiture en est éventrée et laisse apparaître sa carcasse de poutres noircies des feux de l'enfer.
Cette plaque, contre toute attente, paraît neuve dans cet environnement désolé : le bronze en est bien astiqué, les lettres d'or serties dans l'alliage, bien visibles.
Elle peut lire :
« Dans cette maison... Nabuchodonosor 2 a vécu ; au grand dam de tous ceux qui l'ont approché.... Vous qui lisez cette plaque.... fuyez! »
Et comme incrusté dans la plaque ; la représentation émaillée d'un chat, plus terrifiante encore : la peau en est glabre et plissée ; tachetée ici et là d'énormes gales grises bordées d'un rose sali. Un corps gras, adipeux en diable ; et posé dessus, une tête pointue d'où ressortent de grandes oreilles triangulaires et des yeux globuleux et méphistophéliques qui semblent la fixer, elle.
Une queue de rat, aussi.
La monstruosité du chat sans poil est amplifiée par les gouttes d'eau qui rondes et englobantes, ruissellent sur la plaque et grossissent à la façon d'une loupe -l'espace d'un instant- un œil exorbité, un grain de peau livide, un pli monstrueux.
Gouttes d'eau qui se hâtent ensuite vers la terre, toutes chargées de l'acide de la malice féline.
Au pied du mur détrempé, des racines, -sournoisement-, ont émergé et s'abreuvant à cette eau contaminée, ont crû et se sont multipliées en ce broussis qui occupe à présent la voie et l'entrave, elle...
Jeanne, vivement, ôte sa main de la pierre comme si elle eût été brûlée et vite, cherche frénétiquement à se dépêtrer de ce carcan d'épines barbelées sous le regard de la bête.
L'orage de nouveau grogne et déverse sa furie sur la Toscane.
Mais la brûlure de la paume -en un lacis mortel qui s'est emparé de sa peau, ses veines et son sang- semble rester et gagne. Le bras. La poitrine.... La douleur gagne et se diffuse dans sa poitrine...
La vieille femme éprouve -comme jamais, elle se l'avoue- ; les affres de la peur panique...
Jeanne se met à trépigner pour essayer de se libérer... Une sueur froide la trempe aussi du dedans.
Elle s'échine, enrage, s'essouffle et s'effraie de n'y pas arriver.
Il lui semble même que les lianes et ronces trempées qui entourent ses fines chevilles et montent jusqu'au plus haut de ses mollets, se resserrent encore plus en un treillis inextricable et visqueux au niveau du genou.
C'est alors qu'elle le voit.
Lui. Le chat ! Né peut-être de son affolement pour se libérer conjugué à l'effort fait par la nature dense et drue -juste à cet endroit- à l'entraver davantage...
C'est l'exacte double de celui de la plaque... Lui ou son fantôme, Jeanne ne saurait le dire tant cette apparition lui semble spectrale et insolite dans l'air gorgé de vapeur d'eau et obscurci de l'orage.
Depuis le pied du mur effondré ; l'animal la fixe de ses prunelles froides, assis sur la peau de ses fesses trempées et sa queue de rat fouettant l'air mouillé.
Nabuchodonosor 2.
La réincarnation infernale des tourments des temps passés...
Devant elle. Immobile.
Jeanne est perdue ; elle le sent, elle le sait.
Son cœur douloureux se resserre encore puis éclate alors, dans sa poitrine affolée ; Jeanne s'affaisse, tente de gober l'air trempé sans y arriver... Jeanne se recroqueville en position fœtale, n'est bientôt plus qu'un rond de chair figée dans l'ovale du sol incurvé.
L'orage s'éloigne à présent et les ronces desserrent une à une leur entrave et faufilent leurs lianes meurtrières par un trou de la pierre... comme un nœud de serpents végétaux et pourtant livides qui disparaissent, forfaiture faite....
Le chat n'y est plus.
Mais l'émail sur la plaque, dans le rayon du soleil revenu sur la Toscane, brille encore. »