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Prétérition. ( Figure rhétorique par laquelle on attire l'attention sur une chose en déclarant n'en pas parler) 

   Dans ma tête, vois-tu Marguerite,  il n'y a vraiment plus de place pour la chaleur étouffante des plages blanches de Tarquinia. Plus de place pour la lumière aveuglante de mes vacances en Italie.

   Assis dans l'atelier, je travaille. Tout près, l'Huisne serpente dans la vallée. 

   Les osiers sont plus hauts que les têtes et bruissent dans le vent léger de septembre. 

   Bientôt, il faudra les rabattre, couper au ras de chaque trogne pour moissonner et stocker les longues ramures. L'osier remisé servira pour l'année suivante à tresser les paniers et les corbeilles, à monter les panneaux des carrés potagers, à confectionner les mangeoires pour les mésanges.

   Mais sous le ponton de la crique, là-bas, deux corps en sursis continuent, -au soleil torride et aussi à la lune-, à creuser leur présence dans un temps irrémédiablement passé.  

   Je n'ai assurément pas le temps de recréer en pensée le corps adolescent allongé sur le sable humide et qui ballotte mollement dans les vagues de la marée montante. Pas l'envie non plus de penser à la petite sirène brune affalée tout près de lui et dont le corps, -après le monoï et la fine odeur de sueur sur les peaux échauffées- ; exhale sans doute aucun, à présent, un fumet aigre de poisson mort...

   Face à l'éclisseuse, je présente le brin et je pousse d'une main en tournant la manivelle de l'autre. La mâchoire d'acier mord dans l'éclisse fendue, l'avale et la restitue : d'un côté de la lame, le lacet fin et policé qui servira à tresser ; de l'autre, la pulpe et le cœur de l'osier, avec lesquels on allumera le feu  cet hiver. 

On mettra du temps à les trouver.

   L'éclisse s'entortille au sortir de la machine et sinue comme un serpent végétal et c'est bien assez. 

   Ce que j'ai vu, moi, à Tarquinia, -si je l'ai vu-, n'existe plus et la touffeur de l'air là-bas, malgré la proximité de l'eau, a tout gommé, laissant dans mon esprit juste le flou du mirage. Je veux le croire.

   Pousser et tourner la manivelle. Recommencer avec un nouveau brin. 

   La chaleur et les mouches sans doute et les crabes ont dû déjà œuvrer dans l'alternance des marées sous le ponton. Les mouettes peut-être aussi.

   Je dois présenter  à chaque fois le gros bout de l’éclisse, pousser droit. 

   Quand je travaille ainsi, mon esprit se vide. Il se vide de la première fois où je les vis embrassés sur le sable encore chaud de la plage. Et de la lueur blonde de la lune de Tarquinia quand la chaleur cède un peu. Mon esprit se libère du souvenir de ma promenade au ras de l'eau ce soir-là, fatigué d'avoir escaladé les rochers à la recherche de la dernière demeure du Baron évoquée dans ton livre. Plus rien non plus de mon agacement d'alors à ne pas trouver les tombes dans les broussailles et surtout ce cavalier étrusque habillé de rouge dont tu parles, montant à cru son bel étalon noir.  

Quand je suis à la tache, vois-tu, je ne pense plus à ce rendez-vous tarquinien chaque soir à trois : leurs corps et leurs cœurs pour s'aimer, mes yeux fêlons pour les espionner. L'esprit bien occupé, je ne les vois plus se précipiter l'un vers l'autre à chaque fois en courant. Je ne les entends plus non plus, imbriqués l'un dans l'autre, se promettre le dernier soir de ne pas céder à l'ennui d'aimer et parler donc de se tuer.

   Je ne me vois plus alors reculer derrière le rocher contre lequel je me tenais caché.

   Séparer le corps du cœur. L'attraper, pousser le tout sous les mâchoires. Contre la lame. 

   Évacuer la douce pulpe végétale et la chair. Ne garder que le fin lacet qui servira.

   Je n'ai pas ainsi le loisir de me remémorer la honte d'avoir épié leurs amours adolescentes, la jouissance glauque d'attendre pour voir s'ils passeraient à l'acte... l'acte d'aimer. Puis celui de se tuer.  Pas le temps, même, de penser à l'effroi de voir soudain la lame se lever, chercher et trouver le cœur de la petite ; puis, aiguillonné par son cri de mort et le mien, creuser son chemin d'acier dans l'autre poitrine juvénile.  Pas le temps pour ça.

   Quand je travaille, je ne vois même pas la sandale esseulée sur la plage de cette nuit-là et que la marée a sans doute emportée depuis longtemps. Une sandale d'enfant encore, séparée du pied bronzé aux ongles vernis de rose ; ce petit pied qui a tremblé un moment, puis après un ultime soubresaut, s'est figé. 

   J'entends seulement -comme en un écho lointain- le galop sec des petit chevaux de terra cotta qui fait résonner la pierre puis s'arrête net. Là-haut, -quelque part dans les broussailles-, sur ta colline de Tarquinia. Et je sens alors que mon cœur navré est un tombeau de plus.

Marie Alexandrine

 

 

Tag(s) : #Marie Alexandrine, #Tarquinia, #Textes des participants
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