Le malheur des autres

Déjà nouveau-né, il avait eu le bonheur sournois. Non content de sentir couler au fond de sa gorge le lait maternel chaud et riche de vie ; il avait eu besoin de pincer puis, les dents aidant, de mordre le téton gorgé de lait pour éprouver l' enivrement ultime dans les bras de sa mère déchirée entre la douleur infligée et l'amour qu'elle portait à son enfant.  Ensuite, tout ce qui avait exalté son cœur, en rodage encore et l'avait fait battre plus fort avait été le malheur des autres.

La jouissance de faire souffrir.

Mais très vite il avait compris que seule une mère peut tout pardonner à son enfant et il s'abstint très tôt d'être visiblement à l'origine du malheur des autres sous peine de rétorsion car il était petit et malingre et n'aurait pas fait le poids. Il confia donc son bonheur aux hasards de la vie et à ses aléas funestes obligatoires. De ses frères bagarreurs et ses sœurs chipies... tout servait. Et la jambe cassée, et l’œil poché par d'autres que lui... et aussi la noyade dramatique de l'aînée un été de bord de mer. L'enfance et la vie même favorise ces petits et grands malheurs chez quiconque sait les attendre à défaut de les provoquer.  Et le chien écrasé de son ami d'enfance l'année d’après l'avait conforté une fois de plus dans son aptitude à être heureux, lui.

Il avait continué avec les billes perdues par les camarades dans la cour de l'école, les genoux écorchés et l'amitié bafouée qui fait aussi mal qu'un amour déçu... Il regardait tout cela d'un œil en dessous. Il avait ainsi scruté les claques et les crêpages de chignon, pour s'en délecter... Les pleurs et la morve qui sort des nez désolés et geignards, les petites mines défaites de ses camarades de jeu. Tout servait à moissonner. Pour le bonheur.

 Une fois grand, rien n'avait changé. Voir de ses yeux le deuil agir sur un collègue, se sentir fouiller dans les cœurs saignants, s'abreuver à la plainte et aux larmes de ses amis, jouer avec les émotions de ses proches lors d'une perte, d'un accident, d'une souffrance qu'elle fut physique ou psychologique le confortait dans sa certitude à lui qu'il était heureux.

 Il se rassurait de ses doutes sur la profondeur de ses sentiments envers les autres en arguant que ce n'était pas lui qui attirait le malheur et qu'il faisait toujours semblant de compatir et que c'était bien assez.

Comme si de contempler chez l'autre les infinies variétés du malheur...lui eût ouvert les portes de son bonheur à lui, en comparaison. Qu'y puis-je, disait-il tout rasséréné par cette pensée... Quel mal fais-je en m'en nourrissant pour être heureux ?

Il allait même jusqu'à s’immiscer d'un air compassé dans les enterrements d'inconnus pour y espionner le chagrin, il suivait du regard les ambulances qui passaient devant chez lui et imaginait avec jouissance et à n'en plus finir tout ce qui avait bien pu arriver à celui que l'on conduisant toute sirène hurlante vers l'hôpital le plus proche... AVC, amputation, coups de couteau, accident, tentative de suicide et autres joyeusetés de la vie... Rien ne le rebutait. Il laissait filer, béât, son imagination. Son pas se faisait alors plus ample, le talon attaquait l'asphalte avec plus de confiance et il pouvait enfin respirer à pleins poumons et sentir l'odeur suave et ténue à la fois des cerisiers en fleurs qui longeaient son chemin. Il rentrait chez lui alors la mine sérieuse mais le cœur en joie et chaque instant de sa petite vie ordinaire se mettait à briller d'un éclat soudain.

 Jusqu'au jour où une ambulance le renversa sur le chemin de sa maison alors même qu'il attaquait l'asphalte d'un talon exalté, encore ébloui de la beauté pour lui d'une grimace de douleur sur le visage d'un enfant à béquilles croisé juste avant. L'accident le laissa gisant et souffrant ; alité pour le restant de ses jours et permit aux autres ; -ses proches, ses amis, ses collègues- de venir l'assurer de leur compassion."

Françoise C.