Au matin du premier jour, Cassien n’avait encore rien annoncé à Sandra. Ses quarante années de vie lui avaient appris qu’une vérité ne s’impose que si elle est nécessaire et que toute cruauté gratuite est inutile. Durant le vol de la veille entre Orly et Rome, il avait passé son temps le regard tourné vers le hublot. Il avait délaissé le paysage, au-dessous de lui, pour se perdre dans l’azur immense dont la vacuité lumineuse ne laissait aucune prise à sa réflexion. Il s’était astreint à ne pas se laisser envahir par ses pensées, en tuant dans l’oeuf toute idée pressée d’éclore, avant qu’elle se développe, se ramifie, l’envahisse. Depuis quelque temps, il aimait contrarier la propension de son cerveau à lui imposer des images préconçues, à évoquer sans son consentement des sujets de réflexion dans l’air du temps, à le forcer à prendre mentalement sa part dans les affaires du monde. Pendant le voyage, il s’était astreint à limiter sa conscience à la perception des bruits de l’intérieur de la carlingue et du souffle sourd des réacteurs à plein régime. À leur arrivée à Tarquinia en fin de journée, Sandra s’était vaguement inquiétée de son air détaché, de son sourire absent, de ses remarques désabusées. À peine installés à l’hôtel Tarconte, ils avaient fait l’amour parce que Sandra en avait envie et parce qu’il ne voulait pas lui expliquer les raisons de son manque d’enthousiasme. Le matin, ils s’éveillèrent seulement vers midi, au milieu d’un large lit, et s’animèrent peu à peu. Sandra consulta son smartphone posé sur la table de nuit, se leva et tira les rideaux d’un coup sec. Elle attrapa machinalement la télécommande de l’écran accroché au mur, zappa quelques instants, passant d’une scène de désolation causée par un séisme à l’enquête sur l’auteur d’une fusillade meurtrière aux Etats-Unis et quitta la pièce pour gagner la salle de bain où elle resta une bonne demi-heure. Cassien, encore assis au bord du lit, finissait d’ajuster son tee-shirt lorsque, sur l’écran, le titre de l’émission culinaire de la RAI Uno « E’ sempre mezzogiorno » s’afficha quelques secondes avant de s’effacer pour laisser un cuisinier coiffé d’une toque énoncer doctement la marche à suivre. À l’image, le chef posa sa main à plat sur un poisson gisant sur une planche à découper. « Inserisci un coltello affilato nell'apertura anale, quindi fallo scorrere verso l'estremità anteriore del pesce. » La lame du couteau s’enfonça de quelques centimètres dans l’anus de l’animal avant de l’éventrer sans résistance. Deux doigts suffirent au cuisinier pour crocheter les entrailles de la bête et les extraire sans faiblir. Détournant le regard, Cassien soupira, l’air excédé, puis éteignit l’écran.
- Tu sais Sandra, c’est peut-être la dernière fois qu’on fait l’amour comme ça.
- Qu’est ce que tu dis ? J’entends rien !
- Je dis que… Je dis…
Puis il acheva sa phrase en baissant le ton, dans un murmure presque inaudible.
- Faire l’amour avec toi, c’est… C’est plus possible.
- Quoi ? Dis, si on allait déjeuner maintenant ?
Le cerveau de Cassien aurait pu consulter son estomac, négligé depuis la veille au soir, évaluer la faisabilité du projet, envisager les multiples lieux de restauration de la ville, évoquer mentalement la possibilité d’un déjeuner en terrasse mais il se ravisa et répondit d’une voix neutre.
- On fait comme tu veux.
Puis il conclut, avec un sourire attendri, par quelques mots prononcés cette fois pour lui seul.
- Après tout, e’ sempre mezzogiorno.
Ils sortirent de l’hôtel à la recherche d’une terrasse accueillante. Cassien se contenta de suivre Sandra dans ses hésitations à travers la ville. Tout en l’observant, il essayait d’imaginer ce qui la poussait à délaisser tel restaurant, à s’intéresser à tel autre, hésiter devant la première terrasse, se décider pour la suivante. De quoi se nourrissaient ses choix, ses décisions ?
Une fois attablé sur la via Felice Cavallotti, Cassien leva les yeux pendant que Sandra parcourait fiévreusement les pages du menu. Dans le ciel de midi, un disque d’un blanc laiteux s’était installé derrière d’épais nuages à la densité changeante. Le soleil semblait aux prises avec deux forces contraires : l’une le pressait d’exprimer sa nature profonde et de déverser sur le monde la brûlure de son éclat, l’autre le poussait à épargner les êtres et à leur offrir simplement la juste lumière dont ils avaient besoin.
- J’ai une faim de loup. Après les antipasti, je prendrai bien un risotto en primo et une saltimbocca en secondo… Non, plutôt un fritto misto… ou alors un… Je ne sais pas, il y a trop de plats…
Les mains de Cassien, assis face à elle, restaient posées à plat sur la table.
- A ton avis, pourquoi on se retrouve ici à Tarquinia, toi et moi ?
Sandra releva la tête, l’air étonné. Cassien souriait. À l’agence de voyages, une fille derrière son bureau leur avait vanté un séjour en promotion, avait évoqué un roman de Duras d’un air entendu et Sandra avait aussitôt accepté après avoir écouté les arguments de vente touristico-littéraires. Pour sa part, Cassien s’était lui-même empêché de réfléchir à la proposition de l’agence. Il avait volontairement évité de peser le pour et le contre, écarté l’hypothèse même d’une alternative et préféré s’en remettre à la simplicité d’un acquiescement immédiat. En somme, ils étaient là pour des raisons diamétralement opposées. Cassien voulut s’en ouvrir mais il en fut empêché par la sonnerie du portable de Sandra. Le visage de la jeune femme se crispa soudainement puis son corps se recroquevilla peu à peu sur son siège, la tête penchée au dessus de la table.
- Oui Clo ? Un souci ?… Non, pas question… Non, j’ai déjà dit que je ne prendrai pas plus d’heures à la rentrée…
Le regard de Sandra passait machinalement d’un objet à l’autre sans s’y arrêter.
- Mais je ne veux pas le savoir, c’est son problème, il n’avait qu’à s’y prendre plus tôt… Oui, bien sûr que j’y serai à la réunion de mercredi... Oui, c’est ça et tu diras à Jérôme qu’il aille se faire voir… Oui, tu as raison, je lui dirai moi-même… Oui... moi aussi... Tchao tchao.
Le front lisse de Sandra s’était creusé de rides profondes, ses lèvres généreuses, plissées sous la pression de la contrariété. Une ombre s’obstinait à obscurcir son regard clair. La perturbation soudaine de son insouciance du moment l’avait subitement enlaidie malgré le maquillage savant dont elle avait orné son visage. Après le déjeuner, ils visitèrent le musée du palais Vitelleschi. Ils passèrent la fin de la journée dans les rues de la vieille ville.
Au début du deuxième jour, ils s’installèrent quelques heures en bord de mer sur le sable de Voltone beach. Sandra avait emporté un léger sac de paille tressée, une serviette de bain, une trousse complète de maquillage et son portable. Le soleil chauffa les peaux. Cassien se baigna un moment pour se rafraîchir. De loin, il observait Sandra pendue au téléphone. Elle passa ensuite la matinée sur le sable, l’air préoccupé. Un soleil cruel et sans pitié les poussa à remonter vers la ville, où il trouvèrent un peu de fraîcheur dans la salle climatisée d’un restaurant du centre. Là, Cassien jugea le moment venu. Après s’être installé, il commença par lui faire remarquer qu’il n’avait pas son portable sur lui.
- Tu l’as oublié à l’hôtel ?
- Je l’ai laissé chez moi à Paris. En fait, je l’ai détruit il y a quelques jours. Volontairement. De tout mon cœur. De toutes mes forces. Si tu savais comme ça m’a fait du bien… Attends ne bouge pas, garde la pose.
Il attrapa le portable de Sandra et la prit en photo avant de le lui rendre.
- Tiens, c’est pour le jour où tu auras oublié le sens du mot « perplexité ». Et tu pourras garder cette photo comme la dernière que j’aurai faite dans ma vie avec ce genre d’engin.
- Mais qu’est-ce qui t’a pris de démolir ton portable ? Pourquoi tu as fait ça ?
- Parce que je n’ai pas envie de passer la fin de mes jours à regretter.
- À regretter quoi ?
- De n’avoir rien fait pour changer le monde.
- Signora, signore, avete scelto ?
Un jeune serveur, au sourire encore authentique et naïf, ignorant tout de ce qui se jouait sous ses yeux, s’était approché de leur table.
- Tu as fait ton choix ?
Il fallut quelques instants à Sandra pour réagir à la question de Cassien et passer une commande hésitante. Après l’avoir notée avec application sur son carnet, le serveur se tourna vers Cassien.
- Signore ?
- Quel est le plat du jour ?
- Baccalà con ceci, signore.
- Baccala ? De la morue ? C’est ça ?
- Si, signore.
- Va pour la morue. Ce sera parfait. Forcément parfait.
Cassien regarda le serveur inscrire sa commande sur son carnet puis disparaître en cuisine.
- Changer le monde ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Je ne veux plus participer à ce gâchis. L’humanité court à sa perte. Notre monde est absurde. Je n’ai plus envie de toutes ces choses sophistiquées qui nous gâchent la vie et s’imposent à nous au prétexte de nous la faciliter. Je ne veux plus de ces liens virtuels qui nous enchaînent sous prétexte de nous libérer, qui nous obligent à rester en contact avec le monde entier pour réagir au quart de tour, à tout moment, à nous laisser envahir par des urgences qui n’en sont pas et ne servent que les intérêts de ceux qui nous exploitent. Les smartphones ne nous rendent pas plus heureux. Regarde-toi : il a suffi que tu reçoives un coup de fil hier pour que tu te décomposes en trois secondes et pour gâcher ton séjour. Je ne veux plus de ces écrans qui formatent les cerveaux, les vident de choses essentielles pour les remplir d’idées toutes faites, de préjugés, d’images monstrueuses officiellement censées nous informer et qui n’aboutissent qu’à nous faire peur. C’est la dernière fois que je prends l’avion pour me réveiller face à une famille décimée par un tremblement de terre ou même seulement pour voir un chef étoilé éventrer un poisson au moment où je sors de mon lit. Une fois revenu en France, je me retirerai de ce monde. Je ne prendrai plus l’avion, je ne dépendrai plus d’un système qui nous enferme et nous écrase. Je refuserai définitivement de collaborer. La semaine dernière, j’ai donné ma démission. La multinationale se passera de moi. J’ai aussi donné mon congé à mon proprio. Je déménage dans trois mois.
Le visage, le corps entier de Sandra s’étaient déformés au fur et à mesure des annonces de Cassien.
- Mais qu’est-ce que tu vas faire ?
- Vivre, Sandra. Je vais enfin vivre.
Le troisième jour, ils se rendirent à la nécropole étrusque de Monterozzi sous un soleil agressif et violent. À l’issue de leur visite, Sandra questionna avec insistance Cassien sur les contours de sa nouvelle vie et sur la place qu’il entendait lui réserver à l’avenir. Cassien ne put résister à ses questions bien longtemps. Après tout, il se devait de respecter les principes de sincérité et de transparence qu’il avait décidé d’ériger en principes de vie.
- Il est temps de se réveiller, Sandra. Le Monde est un mensonge. Tout ce qu’il a engendré repose sur des promesses de jours meilleurs. Notre rencontre a été préfabriquée par un algorithme. Notre couple est bâti sur un mensonge.
- Je ne comprends pas. On n’est pas bien ensemble ?
- Je ne serai bien que lorsque j’arrêterai de croire à cette fausse nécessité qui nous pousse à partir en vacances pour déplacer nos illusions d’un point à un autre. Et je ne veux plus d’étreintes élaborées, calculées, préparées, inspirées par des gourous tantriques ou des attardés de la New Wave, ces pratiques apprises qui retirent à nos élans la spontanéité qui me plaisait tant au début de notre relation. J’ai besoin de simplicité, de candeur, de naturel.
- Alors tu veux qu’on arrête de se voir ? En somme tu me quittes parce que je t’empêche de changer le monde ?
- Non, je rejette le monde tel qu’il veut s’imposer à moi. Et toi, tu fais partie de ce monde-là. Tu portes en toi tout ce qu’il y a déposé. Ton cerveau est un miroir qui ne fait qu’en diffuser le reflet. Ton estomac se nourrit de ce que le monde t’enjoint d’ingurgiter. Chaque matin tu déposes sur ta peau les substances qu’il a secrétées en te faisant croire qu’elles sont indispensables à ton bonheur. Il a fait de toi sa chose et tu portes en ton sein la semence qui assurera sa pérennité. Tu es le dernier lien qui me rattache à lui. J’ai sacrifié tous les autres un à un. Tu es le dernier. Le conserver m’empêcherait de rompre totalement avec ce que je rejette. Alors pourquoi voudrais-tu que je renonce à mon renoncement ?
Laurent Eichbaum