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Il l’avait revue une fois depuis l’enterrement du père deux semaines plus tôt. Il n’aurait jamais pensé avoir la force d’emprunter à nouveau le vieil escalier menant au trois pièces cuisine qui l’avait vu souffrir ses premières années. Mais il avait tenu à y revenir, pour revoir sa mère et tenter de comprendre, mais aussi pour substituer des sensations nouvelles d’adulte au souvenir obsédant de l’enfant qu’il avait été. À sa deuxième visite, elle l’a accueilli à l’heure du déjeuner par une étreinte furtive, accompagnée d’un double baiser rapide sur chacune de ses joues. Après le repas, elle a sorti du buffet de cuisine la petite boîte de fer blanc, en a soulevé de ses mains déformées par l’arthrose le couvercle sur lequel un couple de bretons en sabots dansent pour l’éternité, y a versé le contenu d’un paquet de biscuits secs au chocolat, oubliant qu’il n’aime pas le chocolat. Puis elle sort maintenant d’un autre meuble une boîte en carton, bourrée de photos, de cartes postales, de lettres jaunies. Y reconnaîtra-t-il sa jeunesse avortée ? 

- Tu te souviens de ton premier vélo ? Regarde ! Comme tu étais content ! Ce jour-là, on était partis en promenade.
Assis sur son petit  vélo rouge à pédalier fixe, le menton relevé, il fait mine de maîtriser  son engin. Pourtant il redoute la chute. « Gare à toi si tu l’abîmes ». L’avertissement du père sonne comme une menace de punition. Que son enfant se blesse ne lui semble pas important. Il faut avant tout respecter le matériel. Mais la photo transfigure le sujet et une fois l’appareil replacé dans son étui, son visage redevient grave, ses épaules se voûtent, ses mains se crispent sur le guidon. Il a peur. 
Reconnaîtra-t-il aussi ses jeunes frères dont il n’a pas connu les premières années ? Après la naissance, on lui avait placé les jumeaux âgés d’à peine deux mois sur les bras. Au moment de la photo, il n’ose pas bouger, par peur de mal faire, par crainte du père qui veut une pose immobile parfaite, exige un regard vers l’objectif, un sourire figé. Alors il sourit. Sans joie. Le contact étrange et nouveau avec ces deux petits êtres au regard vide l’indispose. Il n’aura d’ailleurs jamais plaisir à les toucher. Ils encombreront sa vie, ne seront jamais de bons compagnons de jeu. Il dira souvent « eux », «moi», jamais « nous ». Puis ils seront séparés, sans pouvoir jamais vraiment se rejoindre. 
La mère sort les photos une à une, sans prendre le temps de s’y arrêter suffisamment, pressée d’extraire les suivantes, parce que le temps manque, parce qu’il lui a manqué, parce qu’il lui manquera toujours. Et puis elle les connaît ces photos, pour les avoir regardées, scrutées, revues encore, pour tenter de saisir ce qui lui avait échappé, cherché le moment où les choses auraient pu changer. Car elle aurait pu inverser le cours des choses, elle en est encore aujourd’hui convaincue. « J’aurais pu le sauver » dit-elle. Mais la raison n’a pas suffi, la persuasion était impuissante, et l’amour s’est noyé dans les vapeurs d’alcool. Il était insensible à ses efforts, aux suppliques et au discours de son coeur. 
Sur les photos des premières vacances encore unies et les portraits à l’insouciance trompeuse masquant la crainte des coups, la reconnait-il sa vie d’avant, cette occasion manquée, faite d’appel à l’amour, d’espoirs naïfs et de rage impuissante ? La reconnaît-il sa famille, trop longtemps mise au rebut, coincée quelque part entre fichiers manquants et mémoire corrompue ? 
Les reconnaît-il en cet instant ces meubles d’un autre temps, surgis du passé, témoins muets d’une époque trouble, sorte d’aimants doubles, à la fois attirants et repoussants ? Le formica rouge lui est familier, les chaises en tube chromé se rappellent à son souvenir comme de vieilles connaissances. La toile cirée lui est inconnue mais les légers tremblements de la table font écho à des sensations anciennes. Et puis, peut-il supporter la vue de ce placard maudit où l’alcool du père était rangé ? Qu’éprouverait-il à entendre à nouveau le couinement effrayant de ses gonds, ce signal que personne ne fit jamais taire parce qu’il aidait les esprits et les corps à se préparer aux crises éthyliques paternelles ? 
La reconnaît-il cette mère, veuve depuis peu, au profil de vieille femme usée, au dos chargé de résignation, au regard perdu dans des souvenirs sur papier glacé, dans un ailleurs improbable, espèce d’univers alternatif où les bonnes intentions ne seraient pas tuées dans l’oeuf par l’arbitraire marital et où elle pourrait donner enfin à ses enfants tout l’amour qui se consumait sous sa peau faute d’en trouver l’issue ? La connaît-il d’ailleurs vraiment, cette mère insuffisante et malgré tout chargée de bonne volonté, de désir de bien faire, d’envie d’aimer ? L’aime-t-il encore aujourd’hui pour ce qu’elle a tenté de lui donner sans y parvenir, pour ses regards désespérés qu’elle lui lançait au moment du retour en famille d’accueil ? L’aime-t-il pour ce qu’elle a été malgré elle, pour ce qu’elle aurait pu être, pour ce qu’elle est devenue ? S’agit-il encore d’amour lorsque la pitié s’invite à la table des sentiments ? Cette fois encore, il est venu avec ses questions et repart sans réponse. Il promet de revenir ; elle promet d’être là. Alors, au moment du départ, il croit déchiffrer dans son regard le mariage étrange de la culpabilité et de la gratitude. Puis la porte sombre se referme sur l’image de cette mère en creux et les marches de bois craquent l’une après l’autre sous ses pas, d’un bruit déchirant que font les familles qui cèdent sous le poids du destin.

Laurent EICHBAUM
 

Tag(s) : #Laurent Eichbaum, #Confusion des sentiments, #Textes des participants
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