suis le « grill tout pain maxi de Seb ». J’ai déjà un certain âge et je l’assume. C’est vrai, depuis quelques décennies, mes joues rouges font bronzer les corps de ces messieurs les pains toutes graines, ou les jambes fines de ces demoiselles les pains de mies.
Je l’ai remarqué depuis le temps, c’est un peu selon les modes. Le pire moment a été la mode du Pain de mie sans croute. Personnellement, un très mauvais souvenir. Il y a également les lundis, lorsque les boulangeries du quartier sont fermées et que je dois me farcir certaines pièces déjà bien datées. Et le pire, c’est quand la mode du pain grillé s’estompe, me conduisant à l’oubli pendant un certain temps. Mais quoi qu’il arrive, je finis toujours par revenir, par servir à nouveau et par enchanter les papilles de mes propriétaires.
Ma place est dans la cuisine, sur un meuble dans lequel on range tout un tas de choses. D’ici, je peux épier les va-et-vient, les conversations des uns et des autres. Je peux même surprendre les complots des deux chiens qui cherchent souvent à dénicher des morceaux de jambon sec rangés dans le placard, hélas fermé à clé…
Un jour pourtant, je surpris une conversation qui me glaça les résistances. Un petit nouveau allait arriver dans la famille. Quoi ? Un nouvel enfant ? Madame est enceinte ? Un oncle lointain, un cousin ? Ou peut-être grand-mère ? Je me mis à rêver d’un regain d’activité. Tout allait repartir de plus belle, j’avais donc hâte de découvrir la personne qui allait agrandir les rangs de la famille et ce qu’elle allait me donner à dorer.
Mais la douche froide ne tarda pas à venir. Une conversation entre Monsieur mon père et Madame ma mère m’apporta les précisions dont je manquais encore. Il était bel et bien question de me remplacer ! Si j’ai bien compris, une machine tout en un, le dernier modèle de chez Moulinex, qui affichait un palmarès éblouissant, comme pouvoir pétrir le pain pendant la nuit, le cuire et en restituer de « délicieuses tranches moelleuses et épaisses » dès le petit matin. Je compris alors que la concurrence de la jeunesse était décidément sans aucune limite ni aucune pitié et que je ne ne pourrai rivaliser.
Mon avenir était donc compté, il était question de me congédier. Après tout ce temps passé ici, je n’en reviens pas. Le lendemain, monsieur mon père dit à madame ma mère que sa mère (la grand-mère de la famille) recherchait la compagnie d’un grille pain efficace et serviable et qu’il pensait à moi pour la servir. « Seb (c’est mon prénom) fera l’affaire, j’en suis convaincu » dit-il. Madame ma mère répondit par une moue insatisfaite, mais résignée. J’allais devoir les quitter.
Ainsi, le départ fut précipité. J’eus à peine le temps de me faire à cette idée que le jour d’après, je fus emballé et conduit à ma nouvelle demeure. Je pus toutefois voir tout le monde une dernière fois et cette cuisine que j’avais tant aimé, malgré sa modernisation récente.
Je découvris bientôt mon nouvel univers. Marguerite, ma nouvelle patronne vivait dans une maison dont le décor n’avait pas changé depuis presque 50 ans. J’y avais donc ma place, pensais-je en découvrant le buffet en Formica, le papier-peint à fleurs, l’évier de cuisine en pierre, la pompe à eau et les tomettes en terre cuite à peine usées. Voici donc mon nouvel univers. Eh bien il me plait !
Marguerite a beaucoup moins d’appétit que mon ancienne famille, mais je sers quotidiennement et je bénéficie d’une toilette régulière. J’ai également fait connaissance de Jeannot l’écureuil, Lily la souris et Gustave le raton laveur. Tout ce petit monde m’aide à vivre ma nouvelle jeunesse, pleine de joie et de pains grillés.
Christophe L.