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Au fond d’une très vieille armoire se découvre un grand carton plat. Sur le couvercle, son prénom, Lucile. Elle reconnaît l’écriture élégante de sa grand-mère. A l’intérieur, de grandes enveloppes brunes. Chacune porte un titre. Bébé. Petite fille. Grande fille. Petite demoiselle. Jeune fille. Jeune maman. Toute sa vie en photos. Les yeux humides, elle se regarde, se découvre parfois ou se reconnaît. Dans l’enveloppe « Jeune fille » elle remarque son sourire si ingénu, si franc, si léger sur les photos les plus anciennes, avant de sembler un peu terni, contenu. Son regard est devenu plus grave. 
Que s’est-il passé qui a laissé cette trace un peu ombreuse ? En retournant certaines photos elle retrouve des dates. Mai, Juin 1968. 
Un flot de souvenirs l’envahit. Oui. Mai 68. Les grèves, les manifs… Quelle période foisonnante, parfois ébouriffante, passionnante. Elle se souvient parfaitement de ce jeune homme roux, poing tendu sur les barricades. Dany Le Rouge, de son enthousiasme, de ses colères et ses convictions, qui a entrouvert le monde devant ses yeux ébahis. Comment savait-il tant de choses dont elle ne soupçonnait pas l’existence ? Comment connaissait-il tant de personnages révolutionnaires ou théoriciens ? Où avait-il appris tout cela ? Elle guettait chacune de ses apparitions à la télé puis notait dans un carnet, à l’abri du regard de ses parents, les noms qui émaillaient ses harangues fougueuses. Son amie Lise avait un grand frère qui les initiait aux grandes théories politiques. Elle apprenait des mots, des noms et des idées. Comme il fut difficile d’intégrer et comprendre toutes ces opinions, de tenter de les ordonner pour finalement créer un embryon d’opinion personnelle.
Elle se souvient cependant de la honte qui l’avait saisie devant l’étendue démesurée de son ignorance. Et de sa colère silencieuse envers ceux qui lui avaient caché ce monde mouvant. 
Un homme providentiel, son professeur de philosophie, deux ans plus tard, lui enseigna l’art des questions pour décortiquer des concepts, des idées reçues et des préjugés. Les ailes de sa liberté commencèrent alors à se déployer. 
Elle sourit avec tendresse à cette jeune fille et peut alors déchiffrer l’ombre de ses regards. 
La perte de l’insouciance revêtue d’un joyeux renoncement à l’enfance…


Dominique Olsenn

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