Fin de la journée, heure de pointe dans le métro parisien. En troupeau désordonné, la foule s’engouffre dans les wagons, elle revient du travail, fatiguée, l’œil morne. Soudain, la rame hoquète entre deux stations, hésite, repart. Elle hoquète à nouveau, titube, s’arrête définitivement. Malédiction ! Un silence chargé de l’inquiétude tangible des passagers plane un instant, puis s’installe. Dans ma poche, je sens des clefs. Les clefs de l’appartement ? Mais non : ce sont les clefs de la tondeuse ! Que font-elles ici ? Une tondeuse dans le métro, on peut dire qu’elle ne me servira pas à grand-chose … Pourtant ce contact m’évoque de bons souvenirs, de quoi tuer le temps !
Ah le temps, je cours toujours après le temps. Et pour le moment je le perds vraiment, bloquée comme je suis, là, sous la terre, dans le métro, entre deux stations, au milieu d’individus qui m’écrasent et m’oppressent. Celui qui est juste derrière moi m’irrite tout particulièrement, lui qui halète dans mon cou. Tout mon être se hérisse. Quelle horrible promiscuité ! Mais que faire sinon garder son calme ?
Alors je décide de rêver pour prendre de salvatrices distances. Je m’envole loin de l’odeur fétide et des sautes de courant qui nous plongent dans une obscurité moite et inquiétante.
Cette heure vespérale peut être si propice au bien-être ! Par exemple lorsque je suis assise sur la tondeuse « autoportée » - je crois que c’est le bon mot – dont les clefs sont restées dans ma poche. Et pourtant je peste souvent à l’idée de passer des heures à tondre ces fichues pelouses. Mais au moins je suis à l’air libre ! Je respire à plein poumons et mon esprit s’évade. A la réflexion, j’entretiens une relation étonnante avec cette machine : avec elle je renais, en un sens. Le rythme des secousses crées par les taupinières forme peu à peu des syllabes ; je cherche les rimes pour créer une strophe. Je compte sur mes doigts un, deux, trois, quatre, une cadence s’impose, puis tout haut je crée des mirlitons. « Dis-moi, mon ami-e » six temps, bien sûr ce sont des mirlitons, ils n’auront d’autre avenir que de me tenir compagnie le temps de l’aller jusqu’à la haie, puis du retour jusqu’au chemin et ainsi de suite en un balancement régulier. Vite je dois trouver une rime avec « ami-e ». Je cherche... « Tu t’ennui-es » peut-être ? Quel bonheur cette rencontre avec la poésie en des circonstances si improbables. Allons, voici que je disserte sur la poésie à présent. Surprenant ? Mais la poésie est création, n’est-ce pas ? Et ceci quel que soit le contexte ? Alors : penser, dans le métro de sept heures du soir, aux mirlitons que l’on crée sur une tondeuse, pourquoi pas ?
Soudain, une longue secousse crissante ébranle le wagon. Les passagers bousculés s’accrochent les uns aux autres, aux barres, où ils peuvent, ils tentent de ne pas s’écraser mutuellement. On s‘excuse, on se fâche, on est soulagé, enfin on respire. La rame a pris son élan, elle file maintenant à vive allure pour rattraper le retard, et moi je quitte les sphères bucoliques de la poésie. Au fond de ma poche, je serre très fort celles qui m’y ont conduite, les clefs.
Bénédicte Fredaine